L'art tout contre la machine #13. Frank Smith

La mer allée avec le soleil. Vers un nouveau cinéma de poésie

« (…) le mot trouver ne signifie d’abord nullement trouver, au sens du résultat pratique ou scientifique. Trouver, c’est tourner, faire le tour, aller autour. Trouver un chant, c’est tourner le mouvement mélodique, le faire tourner. Ici nulle idée de but, encore moins d’arrêt. Trouver est presque exactement le même mot que chercher, lequel dit : ‘‘faire le tour de’’. » (Maurice Blanchot, L’Entretien infini). Cette explicitation de ce qui meut fondamentalement la recherche, constamment relancée ou ébranlée par les jalons qu’elle atteint, dit bien le chemin emprunté par Frank Smith dans ses activités qui tournent simultanément autour du texte et de l’image et se structurent autour de trois pôles phares, qui interagissent constamment entre eux : image, poésie et politique.

Frank Smith développe une recherche autour de la forme de l’atlas, un essai sur les rapports entre cinéma et poésie dans un contexte politique. La question que posait Hannah Ardendt – « comment peut-on être chez nous sur terre aujourd’hui ? » – résonne désormais de manière particulièrement vive. Cette question, c’est celle du politique. La poésie que produit Frank Smith cherche à répondre à cette question : quelle langue nous permet d’être chez nous, aujourd’hui ? Comment habiter ce monde en commun ? Comment douter de la réalité et de ce qui nous environne ? La terre est à terre, dans le sens où elle est mise à bas. L’enjeu est de trouver un moyen de nous défaire des clichés (image) et des préjugés (langage) dans notre rapport à la terre.

Pour Foucault, le savoir se présente comme la somme de tout ce qui est vu et de tout ce qui est dit à une époque donnée. Chaque époque a sa manière de rassembler la langue et de tramer l’énoncé et le visible. Le pouvoir, c’est la cause du savoir, la constitution d’un champ du savoir. C’est un rapport de force qui induit que tout ce qui est vu doit pouvoir trouver à se formuler. Frank Smith se saisit de ces questions pour travailler l’extrême contemporain. Quel savoir (ou relation de formes) peut-on constituer dans notre lecture du monde contemporain tel qu’il se donne à vivre ? Une chose est certaine, c’est qu’un tel savoir se donne comme la pratique concomitante du voir et du dire. Dans un monde saturé d’images, il faut repousser la question du voir à ses propres limites pour accéder à des visibilités qui se tiennent elles-mêmes aux limites de l’invisible. De même pour le parler, qui porté à ses propres confins, peut toucher à une forme d’indicible. Pour autant, cette pratique simultanée de la poésie et de l’image procède d’une disjonction entre le parler et le voir. Voir repose sur un processus machinique, parler, sur un procédé énonciatif.

La poésie est une conscience aiguë du monde, disait Edouard Glissant. Frank Smith associe cette prise de conscience à un rapport de crispation à la langue. Ce rapport crispé est quelque chose de positif, il signale une articulation au réel. La poésie est une expérimentation du réel, et le poète un défenseur de la nature. Au cours de ses recherches, Frank Smith a découvert la poésie objectiviste, mouvement qui a pris la forme d’une plateforme éditoriale réunissant une poignée de poètes. Charles Reznikoff par exemple, dans Testimony, réalise un portrait des Etats-Unis à partir d’une collection de documents découpés, collés, etc. Ce livre consigne des faits divers et réemploie des témoignages préexistants. Il s’agit d’un processus de translation, de transfert : faire passer un document de la sphère juridique à la sphère poétique. Cette opération procède de ce que Marie-Jeanne Zenetti appelle une factographie. Charles Reznikoff cherche à faire apparaitre des points de langue, comme il y a des points de vue. Il faut changer de point de langue pour comprendre la pluralité des mondes et atteindre à une nudité intégrale du réel par la littéralité. Appliquée à l’image, cette littéralité permet de revenir au dehors et de retrouver une jubilation du vivant malgré l’état de violence que les images consignent.

La poésie procède d’une triple opération, par rapport à soi, à l’autre et au monde. Elle cherche à élever la faculté de parler à un usage supérieur. Il faut, comme y invite Proust, parler une langue étrangère dans la langue. D’où la défiance et la déprise de Frank Smith par rapport au « je » et plus généralement à la personne. Sa poésie, par effet de dépersonnalisation et dans l’absence de toute dénomination, privilégie le « il » et le « on ». La personne avec laquelle se conjugue la phrase poétique, c’est toujours la énième personne. Chez Blanchot, on parle, on voit, on meurt. La mort vient du dehors. Tous les énoncés prennent place dans un « on parle », « ça parle », « le monde parle », et non plus un sujet. Voir et parler peuvent s’inscrire dans cette même perspective : ces actes prennent place dans un murmure anonyme. C’est dans ce murmure qu’il faut prendre position par rapport aux images, désarmer le regard pour mieux le réarmer, comme peut le formuler Georges Didi-Huberman. L’image voile pour dévoiler. De même, on ne sait jamais vraiment ce qu’on dit. Faire apparaitre ce dont on parle au moment même où on le parle, c’est toute la tâche de la poésie.

Les films de Frank Smith, d’une certaine manière, trouvent leur source dans La Rabbia de Pasolini. Dans ce film, Pasolini cherche à fonder un « cinéma de poésie ». Pasolini entend se déprendre du lyrisme pour refonder la tradition matérialiste de la poésie, cette poésie qui est dans une rage. La poésie est au cœur et au corps du film. Le poète enragé refuse tous les conformismes de tous les temps possibles. Dans ce film d’archives, tout est dans le montage, qui est aussi un montage de plusieurs régimes d’énoncés. Pasolini fait en effet coexister plusieurs types de voix : celle du document, de la poésie (interprétée par Bassani) et de la prose (dite par Guttuso).

Le Film des questions de Frank Smith est un dispositif à double entrée. C’est à la fois un livre et un film. Le film interroge un fait divers américain – un homme exécute dix personnes avant de mettre fin à ses jours, au terme d’une course poursuite qui dure plusieurs dizaines de minutes le long d’une route départementale. Le livre dit qu’il est à voir et le film montre qu’il est à lire. En ce sens, ce film dit ce qu’il fait. Il s’agit d’interroger la capacité qu’a un paysage de garder une trace de l’événement qui s’est produit en son sein. L’événement enfoui peut-il encore avoir une présence ? A travers ce projet, Frank Smith souhaitait refaire le cheminement emprunté par le tueur mais autrement qu’en allant filmer cet itinéraire. Le dispositif technique de Google Street View a permis d’envisager une reprise de l’itinéraire et la production d’une matière documentaire décollée de l’environnement. De même, le texte procède d’un agencement de fragments tirés dans plusieurs articles de presse publiés au gré de l’avancement de l’enquête.

Le Film des questions montre à sa manière comment on manipule les faits et comment on peut les exsuder. Une voix doit répondre à la voix des faits. C’est la voix des questions qui essaie d’épuiser un certain nombre d’interrogations possibles par rapport au meurtre et à son inscription dans un paysage. Ce film se situe donc au cœur de l’articulation entre dire et voir, parler et montrer. Il témoigne de cette nécessité de se glisser dans l’épaisseur du « on voit ». Ici, c’est la société qui fait voir et qui fait parler. Les images sales, de basse définition, sont malgré tout porteuse de quelque chose. Avec la série des Films du monde, Frank Smith a peut-être trouvé la forme idéale qu’il recherche dans cette articulation image / poésie. Cette forme est celle du ciné-tract, inventée par Godard et Marker en 1968. 50 ans plus tard, Frank Smith essaie à sa manière de la renouveler, en explorant des images préexistantes, pour la plupart récupérées sur Internet. Toutes sortes de documents sont utilisés et mis à la rencontre de textes qui peuvent s’insérer directement dans l’image ou entre deux images, aussi bien sous la forme de panneaux qu’au moyen d’une voix off.

En 2016, Frank Smith réalise Le Film des visages. Ce film est le produit d’une performance articulant lecture, musique, art numérique et cinéma. Il s’agit, avec Le Film des visages, de combiner l’existence de multiples flux. Flux du texte, flux de l’image et flux du son sont en roue libre. Le film s’enracine dans un événement qui a transformé l’histoire et l’image de l’Egypte. Un court document d’archive autour d’un passage à tabac d’une violence insoutenable est à l’origine de la toute première manifestation contre le régime de Mubarak qui a eu lieu à Alexandrie, et qui allait provoquer la séquence historique que nous connaissons sous le titre des Printemps arabes. Un lent mouvement et une épreuve temporelle nous font arriver progressivement à voir, sur un écran de télévision placé au loin et vers lequel s’avance progressivement la caméra, cette manifestation et le visage tuméfié, à en devenir méconnaissable, de ce jeune militant battu à mort par la police. Il s’agit de montrer conjointement le visage de celui qui se soulève et le visage du militant défait par la violence policière. A travers ce film, Frank Smith voulait travailler sur la notion de gros plan, et montrer un peuple qui se transforme à travers une plainte, qui de peuple en larmes devient un peuple en armes.

Le Film du dehors est consacré à une communauté d’indiens située aux confins de la Louisiane, dans le Golfe du Mexique. Les membres de cette communauté constituent les premiers réfugiés climatiques, déclarés comme tels par les Etats-Unis en 2017. L’île sur laquelle ils résident est en effet vouée à disparaitre à court terme, d’ici une vingtaine d’années. Les habitants de l’île sont engagés dans une lutte qui est à la fois sociale, politique, culturelle et linguistique. Leur culture, qui se transmet oralement, a été métissée avec une autre tribu. La pêche, autour de laquelle elle s’est constituée, est une activité qui ne peut plus être pratiquée aujourd’hui. C’est à tous points de vue que le territoire sur lequel vit cette communauté est en péril. Le Film du dehors dure 32 minutes. C’est le temps qu’il faut pour aller au bout de l’île. Ce cheminement et le paysage dans lequel il s’inscrit sont épuisés par 9 prises de vues, qui coexistent dans un seul et même écran en split screen. Les indiens eux-mêmes ne sont pas filmés, leur présence se résout tout entière dans la bande son. Le film dit ainsi à la fois la fragilité de cette transmission orale et la disparition à laquelle elle est exposée.

Dans ses films, Frank Smith cherche à fabriquer de l’impossible et envisage le possible dans son opposition au réel. Il s’agit de penser la rupture du lien entre l’homme et le réel. Le Film de l’impossible remet ces questions sur le chantier de manière ludique. Le dispositif du film est proche de celui mis en œuvre par Marguerite Duras dans Le Camion. Deux interlocuteurs, Frank Smith lui-même et son ami François Bonenfant, se font face autour d’une table et lisent les dialogues du film. En contrepoint à cette situation, le film propose des images filmées dans un lac salé du désert tunisien. Le film se cherche et se fait dans un même mouvement, à la rencontre d’un paysage qui figure sa propre évanescence et l’impossibilité qu’il tend à notre regard de s’emparer de ce qu’il voit. Selon d’autres accents que les précédents films de Frank Smith, mais de manière toute aussi radicale, Le Film de l’impossible cherche à nous adresser aux lisières du voir et à faire de l’improbable et de l’incertain ce territoire où nous pouvons peut-être être chez nous sur terre aujourd’hui.

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Compte rendu de la séance du séminaire L'art tout contre la machine du 20 mai 2019.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 23/06/2019