L'art tout contre la machine #10. Johanna Vaude

Des images possibles

L’œil sauvage est le premier film réalisé par Johanna Vaude au sortir de sa formation en arts plastiques. Sa conception s’inscrit dans une économie de moyens radicale. L’idée était de faire un film à partir d’une seule et unique pellicule super 8, ce qui a d’emblée conduit Johanna Vaude en direction de l’hybridation des supports. Pour pouvoir filmer les motifs choisis avec précision et réaliser L’œil sauvage en tourné-monté, Johanna Vaude capture des motifs en HI8 – notamment sa propre pupille, puis celle d’un chat – et les refilme sur son écran de télévision. Ce petit dispositif très simple, répondant aux contraintes matérielles et aux besoins du film, associe dans un même geste une recherche de maîtrise et une forme de lâcher prise, où le tournage en super 8 et le ralentissement de la pellicule ainsi exposée opèrent comme une révélation matérielle.  L’œil sauvage, qui établit le regard humain dans une origine animale et ce faisant lui donne une portée inédite, cherche à traduire une forme d’onirisme. Le film se situe dans cette tension entre l’acte de vision et la part d’imprévisible que son élaboration induit. L’œil  sauvage repose sur un ressenti préalable, mais pour le révéler, il faut explorer autour du film les outils disponibles pour le réaliser. L’invention se concrétise à partir de ces outils-mêmes, dont Johanna Vaude cherche à mesurer ce qu’ils peuvent produire.  Le caractère manuel de cette exploration est encore signalé par la peinture sur pellicule qui accroit la dimension imprévisible du film.

Notre Icare repose sur d’autres techniques et sur d’autres types de médias. Réalisé en 2001, ce film témoigne de ce moment où chacun commence à avoir un ordinateur domestique et peut commencer à se familiariser avec les pratiques logicielles. Johanna Vaude s’est intéressée très tôt aux logiciels de modélisation 3D. En un sens, Notre Icare est un film super 8 assisté par ordinateur. Un personnage modélisé est refilmé en super 8, ce qui permet par la suite de mélanger la technique de la 3D avec la peinture sur pellicule. Composé de deux parties distinctes, ce film est également contemporain  d’une époque où le marché de la vidéo a vu se constituer toute une économie de la violence. Certains éditeurs cherchent alors à compiler sur une seule et même cassette des scènes de violence plus abominables les unes que les autres, et dont le réalisme peut faire toute la délectation d’un certain public. Que la vision d’une personne en souffrance puisse être l’objet d’une source de jouissance révolte Johanna Vaude, qui cherche un échappatoire en explorant le mythe d’Icare, figure mythique dont l’envol  suggère peut-être une manière de sortir de cette violence du réel.  Le soleil qui irradie le visage de cet homme mis à mal par tant d’images violentes devient alors un symbole spirituel. La question que nous adresse le film devient alors : êtes-vous capables de monter ? Allez-vous chuter ? La 3D est utilisée pour faire voler un personnage animé image par image. C’est une technique qui aide Johanna Vaude à produire une imagination disjointe du réel. Notre Icare exprime ainsi une tension dans l’existence, entre une extrême noirceur d’un côté et quelque chose d’aérien et d’enfantin de l’autre. A cet égard, il n’est pas anodin que le film s’achève sur le visage de cet homme levant les yeux vers le soleil et esquissant un léger sourire.

Après ce film, Johanna Vaude a commencé à développer un rapport singulier à la technique. Elle se plonge notamment dans les outils de création numériques. De l’amort se présente comme une intervention sur un film réalisé par un ami cinéaste, David Matarasso, à partir d’une bande annonce d’un film de série B trouvée sur une brocante. C’est donc un film qui relève d’un recyclage à la seconde puissance, puisqu’il se propose de remixer un film qui procède lui-même d’un geste de réemploi et de peinture sur un film préexistant. Confronté à ce film, Johanna Vaude voulait expérimenter les possibilités de transformations chromatiques  qu’apportent avec eux les outils de traitement numérique des images et redoubler à sa manière cet hommage au film fantastique que propose le film qu’elle reprend. L’acte de création confronte l’artiste à quelque chose qui a commencé avant lui, en regard de quoi il doit prendre place en le remisant et en se le réappropriant. Dans ce film, la musique donne beaucoup de liberté. Dans sa pratique, Johanna Vaude, qui compose ses propres bandes sonores, commence toujours par travailler le son avant l’image. C’est la musique qui ouvre aux images et au montage. La musique provoque des images et inversement. Elle parle, même si elle propose moins une narration qu’une expérience. Dans De l’amort, elle prend d’ailleurs une tournure obsessionnelle, du fait qu’elle se donne comme une extrapolation du son de la pellicule qui défile dans le projecteur. Dans l’exploration de tous les spectres chromatiques, ce film témoigne d’une réelle jouissance de la manipulation des outils.

Avec UFO Dreams, Johanna Vaude commence à explorer systématiquement les outils, les médias, les sujets. Alors qu’elle commence à réfléchir à un film sur les extra-terrestres, Johanna Vaude est sollicitée par l’émission Blow Up (Arte) pour proposer un film de recut sur l’actualité du cinéma.  Cette invitation donne une direction nouvelle aux recherches qu’elle fait pour ce film sur les ovnis qu’elle projette de réaliser et les séquences modélisées en 3D sont confrontées et hybridées à des extraits de films de genre. L’imaginaire cinématographique devient la matière première de cette pratique, où le cinéma de divertissement entre en collision avec le cinéma expérimental. Le mythe des ovnis est particulièrement moderne et les extraits de films, tout de suite chargés de sens, induisent un rapport nouveau entre l’expérience visuelle et la part narrative qui s’en dégage. Ce qui intéresse Johanna Vaude, c’est la narration synthétique ou plastique. Si ce film est un peu plus scénarisé que les précédents, il exprime un rapport au cinéma dans lequel chacun se raconte une histoire. Johanna Vaude s’inspire beaucoup de ses rêves. Quand nous rêvons, nous sommes traversés par des émotions très fortes que nous sommes incapables de traduire verbalement au réveil. A travers ses films, Johanna Vaude cherche à exprimer quelque chose de ce mode de sensibilité.

I Turn Home est un portrait de Kubrick, dont le cinéma est hanté par la violence. Dans Spartacus, un personnage récite un poème antique qui résonne beaucoup avec cette violence. Le cinéma de Kubrick permet à ce film de Johanna Vaude d’amorcer un questionnement autour de la mort. I Turn Home a beaucoup d’affinités avec Notre Icare, dont il reprend d’une certaine manière la structure : la mise en scène d’une brutalité insoutenable donne lieu à une envolée – conduite sur un navire cette fois – qui nous invite à interroger notre propre rapport à la violence. Après ce film, Johanna Vaude explorera pour Blow Up des films de purs montage, comme avec I’m More than a Machine ou plus récemment Chargez ! Avec ces films de recut, le montage est doublé d’une dimension archéologique ou anthropologique que la narration cinématographique élude le plus souvent. Ces films explorent des topos de notre imaginaire, mais en leur redonnant une charge intensive révélée par des opérations d’association ou d’accumulation. Cela est particulièrement net dans Chargez !, film dans lequel Johanna Vaude veut retrouver la puissance du motif en se mettant à l’intérieur même de la scène. Cela permet de capter l’extrême violence des épisodes guerriers qui peuplent le cinéma et dont les récits habituels oublient souvent la radicalité au profit du divertissement dont ils deviennent l’occasion.

La compilation d’images sur un même thème génère une sorte de substrat. S’agissant de la thématique des robots, ce substrat signale une volonté de fusionner avec la machine, ce qui est une topique du cinéma de science-fiction. Le robot devient symbolique d’une volonté de maîtriser la création. Il induit une vision matérialiste de l’homme et le montage, lui-même utilisé comme une machine, ouvre un espace ou quelque chose de cette figure est en train de naître.

Ce qu'il y a de frappant, à embrasser d'un seul tenant tout le parcours de Johanna Vaude, c'est l'extrême cohérence qui le caractérise. Dès son premier film, c'est la part musicale qui donne le ton, mais aussi, par son efficacité rythmique, décide de la forme. Cette tension entre expérience musicale et recherche chromatique trouve sa source dans une même joie devant la matière image, qui se mue instantanément en une indéfectible jouissance de l'outil et du bricolage auquel il invite. Une telle jouissance est particulièrement communicative. La découverte sur grand écran de ces films produits dans des contextes techniques fort divers s'éprouvent finalement comme une ivresse qui va s'intensifiant, et manifeste qu'une certaine violence était d'emblée présente, appelée par cet oeil sauvage, violence d'une forme animée par une passion de la fulgurance.

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Compte rendu de la séance du séminaire L'art tout contre la machine du 18 février 2019.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 16/03/2019