L'art tout contre la machine #5.LFKs - Jean Michel Bruyère

Tour-Réservoir est une œuvre plateforme lancée en 2016-2017 et portée par LFKs, un collectif transdisciplinaire qui produit aussi bien des installations, expositions que de la musique, des livres, ou des projets audiovisuels. Le cinéma est souvent convoqué par le collectif. LFKs se situe sur une ligne de crête, entre l’action artistique et l’animation socio-culturelle.  La volonté du collectif est de faire de l’action directe conjointement dans le tissu social et dans le champ esthétique. L’attention portée au contexte social peut faire émerger une forme qui fait appel aux technologies contemporaines par lesquelles les générations actuelles se représentent spontanément.

À l’invitation de la scène nationale le Volcan au Havre, LFKs s’installe dans le quartier de Caucriauville, dont l’emblème est cette tour-réservoir construite dans les années 70. Il s’agissait, à travers ce projet immobilier, d’élaborer un habitat pour des foyers « actifs » du Havre. Mais le complexe de logements ayant été livré pendant le choc pétrolier, il a essentiellement accueilli une population frappée par le chômage, des familles atypiques, monoparentales, etc. 

Tour-Réservoir est un objet en ligne et en tant que tel, il doit s’explorer. Lorsqu’une séquence est activée, on peut voir des images fluides, au contenu au premier abord assez prosaïque : des itinéraires, des espaces urbains, des paysages. Chaque séquence se présente comme un tirage – elle peut être fixée, exportée vers YouTube en tant que telle – d’un récit plus vaste. Le site offre la possibilité d’infléchir le fonctionnement des algorithmes, de déterminer la présence ou pas de texte, de musiques, d’images et d’infléchir les motifs narratifs selon une indexation par mots-clés ou personnages. Cela permet d’orienter les parcours des utilisateurs dans cette vaste réserve d’images, de langues, de mots. Les textes existent en effet dans plusieurs versions, pour répondre à la texture social du quartier, où l’on parle majoritairement l’espagnol, l’arabe, le russe, l’anglais et le fulfulde. A noter également qu’une cinquantaine de groupes de musique du Havre ont proposé des compositions pour le projet. Ainsi, toute une atmosphère de création musicale ou de scène vivante s’amalgame à cet objet audiovisuel.

L’attention accordée aux habitants de cette cité a fait apparaître rapidement que les femmes étaient très importantes dans la configuration du quartier. Quarante-neuf récits ont été élaborés avec plusieurs de ces femmes, des récits plus ou moins denses fixant les lignes d’un espace d’expression commun aux acteurs au projet. Dans cet horizon, les formes de représentation partagées par les différentes participantes au projet touchaient à l’audiovisuel. D’où l’idée de construire quelque chose pour Internet et de penser un objet permettant de cinématographier ces vies ordinaires. Après la collecte des récits de vie, des tournages ont été organisés sur les lieux d’existence, de travail ou de culte des différents protagonistes. Le motif de la ville est apparu comme l’arrière plan fondamental de cet environnement composite.

L’enjeu de cette plateforme et de ses modalités de conception est de donner une valeur d’à-présent à ce que l’on voit sur un écran domestique, de montrer des lieux intimes sans trahir le secret de l’intimité dont ils proviennent, de révéler le poids de ces récits singuliers. Une manière de tenir cet engagement était d’inscrire les moments de représentation dans une logique aléatoire et générative.  L’assemblage des plans et des récits est proposé par la machine, et ne peut être réitéré. Chaque séquence déployée par les algorithmes a lieu dans une immédiateté et implique l’exploration présente de cette plateforme émaillée de récits qui ne sont pas interprétés par leurs auteurs.

Chaque plan tourné pour Tour-Réservoir a la possibilité d’être accolé à tout autre, selon une conception algorithmique qui introduit une part d’infinité dans les possibilités associatives générées par la machine. Cette configuration technique invite à pratiquer l’œuvre à la manière d’une réelle traversée temporelle. Les éléments sont corrélés selon un principe de non-synchronisme et donnés de manière brute et aléatoire. Le spectateur est rendu à sa liberté d’association et de pensée. Cette dimension est accrue par une caractéristique propre à Internet, qui est de favoriser des logiques de partage et de solitude mêlés.

Le rapport au montage, à un certain mode de pensée associative, laisse toujours des trous, des failles où il y a du hasard. Cette forme infinie dans son déploiement propose un véritable univers que l’on est invité à arpenter comme un territoire qui se configure au gré de l’aléa et des rencontres. Tour-Réservoir est une gigantesque leçon sur ce qu’est le montage cinématographique et met en évidence que l’aléa génère nécessairement du sens dans la jonction de plans que rien ne destinait à se rencontrer a priori. Ce caractère toujours signifiant de l’imprévisible ouvre un espace d’hospitalité : quelque chose comme un nous et un vous peut commencer à exister.

L’insulte faite au paysage s’inscrit dans une expérience de dix ans menée par le collectif LFKs à Dakar, en Afrique subsaharienne. Ce projet repose sur le même fondement d’action conjointement sociale et artistique, menée en direction d’enfants errants. L’enjeu était de développer une forme avec ces jeunes qui ont connu toutes les violences, subi toutes les humiliations imaginables et de rencontrer leur singularité à l’endroit même où ils se trouvent : dans un langage déserté par toute convenance et où s’éprouve immédiatement la dislocation des rapports sociaux. Une école d’art éphémère est mise en place par LFKs pour ouvrir un espace à ces jeunes et écouter ce qu’ils peuvent dire de leur rapport au monde. Cette aventure donne lieu à des éditions littéraires et, en 2003 à une installation réalisée à l’invitation du festival d’Avignon et intégrant des séquences vidéos tournées avec eux.

L’insulte faite au paysage dialogue directement avec les Les onze Fioretti de François d’Assise de Rossellini, dont il prolonge l’audace formelle et accentue la radicalité. Il s’agit de donner prise à un même souffle, à un même élan de liberté. La figure de Saint-François traverse le travail de Jean Michel Bruyère depuis longtemps, et les séquences de L’insulte faite au paysage se donnent comme autant de fioretti. Dans L’insulte faite au paysage, un travail sur la langue, paradoxal et inouï, inaudible en un sens, ouvre sur une quête absolue de liberté. Il y a dans ce film une radicalité mystique qui se joue dans un rapport très fort, viscéral au sens concret et immédiat du terme, à la terre. La parole s’y tient constamment sur une ligne de crête entre l’expression d’un sens – c’est tout le prosaïsme de l’insulte, qui puise dans le double registre de la sexualité et de la scatologie – et d’un au-delà de ce sens. Cet au-delà, c’est le paysage qu’il s’agit d’atteindre dans une expérience de l’infect, de ce qui n’est pas fait, ni à faire : la description d’un rapport au monde qui se manifeste dans l’insulte, l’outrage, le dépassement de toute limite. Pour la religion, le blasphème n’appartient-il pas à l’espace de la révélation dont il cherche à se séparer ?

« Le mot ordurier dans l’amour. Réalité et mystère coexistent. Mots tendres, mots caresses. Profanation. » Ces quelques mots écrits par Emmanuel Lévinas dans ses Carnets de captivité (Œuvres complètes, vol. 1. p.82) disent bien toute la singularité de  ce film à la forme complexe et évidente à la fois. Il s’agit de saisir une réalité là où elle se trouve, de la saisir dans le langage qu’elle peut déployer mais d’entendre aussi le manque, la faille, l’ouverture que ce langage recèle presque malgré lui. Il faut aimer le paysage d’un amour absolu pour le chercher encore dans cet abandon aux formes les plus rebutantes du langage. Il appartient précisément au medium filmique de montrer que le rebut, l’abject, l’ignoble peuvent aussi produire un élan vers la rédemption de la réalité matérielle.

Il importe que cet envoi vers le paysage — que le film orchestre entre une dispute initiale particulièrement vivante et intense, et le silence final qui annonce une course éperdue vers l’horizon — soit mis en œuvre par une démarche plastique et sensible. C’est une poétique du langage confiné à ses propres limites qui s’élabore ici. La langue se redécouvre elle-même dans ses propres débris et dans l’expérience de ses limites indépassables.

La joie retrouvée d’être au monde doit passer par une mise à l’épreuve qui ne peut être que sensible. L’injure va si loin, s’enracine si profondément dans sa propre emphase, dans ses propres excès, qu’elle se délite et se perd au profit de l’horizon qu’elle cherche à gagner. Par son élan, l’injure ouvre un espace où les corps s’exposent dans une chorégraphie qui les magnifie et révèle toute la noblesse de leur présence à la terre, cette dignité simple d’être-là que les propos orduriers qui traversent ces mêmes corps ne parviennent pas à récuser dans cette lutte à l’impossible.

Comme Tour-Réservoir, L’insulte faite au paysage agence des blocs et dessine un territoire d’hospitalité. Une esthétique s’affirme tout en conjurant ou dissipant la position ordinairement sacrée de l’auteur. Il s’agit dans l’un et l’autre films d’expérimenter une forme de générosité de la machine cinématographique. Cette dernière devient le lieu d’une mathesis personnelle : les figures qui traversent ces deux œuvres ont en commun de partager un savoir intime qu’ils ont sur leur propre condition, et de faire de ce partage l’occasion d’une mise à l’épreuve d’un territoire plus vaste dans lequel elle s’inscrit et au sein duquel elle doit pouvoir se transformer. Par cette mise en suspens de la question de l’auteur et de son vouloir dire, l’action devient ainsi le lieu et le moteur de sa propre rationalité.

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Compte rendu de la séance du séminaire L'art tout contre la machine du 24 septembre 2018.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 04/10/2018