L'art tout contre la machine #4.Marylène Negro

A l'origine de Stone, il y a un échange d'image. Marylène Negro a envoyé une image à Mathilde Girard, montrant une plage en noir et blanc sur laquelle se trouvait une petite pierre ronde. En recevant cette image, Mathilde Girard a écrit un texte afin de la mettre en mouvement. Ce récit, cette histoire conduisait jusqu'à cette pierre. Marylène Negro a alors travaillé son image avec ce texte, qui s'est modifié jusqu'à disparaitre du film. Cette dimension du récit reste présente à Stone de manière latente, dont elle constitue une sorte de scénario, qui est une matière textuelle qui se réinvente et se transforme à chaque étape de la réalisation d'un film. 

Ce dialogue avec Mathilde Girard s'est construit tout au long de la réalisation de ce film. Stone n'est pas vraiment un film réalisé à deux, mais quelque chose qui prend corps et se matérialise à partir d'un dialogue préalable. La photographie qui se trouve au tout début du film, et qui constitue sa part documentaire, est la parfaite expression de ce dialogue. Marylène Negro en effet n'envisageait pas de faire figurer cette image dans son projet. La nécessité de la placer en amorce du film a d'abord été exprimée par Mathilde Girard, après qu'elle ait demandé à la réalisatrice d'où venait le motif de la pierre qui est au centre de son film.

Le mouvement d'ensemble de Stone s'enracine dans une image très sombre, qui agit comme une surface d'apparition sur laquelle chacun peut projeter son propre paysage mental. Avec sa grande économie de moyens, Stone est un film qui nous déplace, nous fait voyager. Il nous fait passer par des échelles de valeur très différentes : du panoramique au gros plan, de la constellation au caillou qui roule vers sa propre disparition. Le film est cette métamorphose incessante. 

C'est un film qui s'est réalisé au montage. Le noir d'où émerge la boule devait être pétri de cette image, il ne pouvait être produit que par des effets de montage. En sortant du noir, cette forme fait le trajet inverse du mouvement final - on voit le caillou qui roule vers un trou dans lequel il tombe - qui donne sa résolution au film. Ce double trajet s'est trouvé progressivement, il est né dans le dialogue avec Mathilde Girard. Ce dialogue s'est en effet structuré autour de la question suivante : quelle pourrait être histoire d'un paysage désertique ? Qu'est-ce qui peut arriver à un paysage à proprement parler ? Qu'est-ce qui peut nous atteindre à travers cet événement du paysage ? C'est une image d'auto-fiction que le film propose.

Le texte écrit par Mathilde Girard se présente comme un monologue à deux voix, qui ne pouvait pas entrer dans le film en tant que tel, mais qui ne cesse de le travailler de manière latente. Il en reste l'apparition d'un homme et une disparition. Nous sommes devant un paysage incarné, auquel le double mouvement du film donne une dimension cosmique. Les variations d'échelles sur lequel joue le film là encore sont troubles. Les changements de statut du regard y répondent directement. Actif au début du film, l'image vient à lui progressivement, jusqu'à lui proposer un motif si inattendu qu'il est renvoyé à sa liberté initiale. Les différentes dimensions du film se tiennent ainsi sur une ligne de partage fuyante et mobile.

Finalement, Stone s'efforce de mettre en scène le moment d'apparition d'une image, en interrogeant simultanément le donné visuel et les modalités de son accueil. Le chemin du caillou est très important, car il situe le film dans une sorte de boucle, dans laquelle il y a pourtant un commencement et une fin qui ne sauraient se diluer l'un dans l'autre. Ces deux moments de ruptures ne peuvent se dissoudre dans la répétition du mouvement.

Double portrait a été réalisé à partir d'une photo de Mathilde Girard, faite par Marylène Negro. C'est une photo de vacances, dont Marylène Negro voulait aussi éprouver des modalités possibles d'apparition. Cette photo et celles avec lesquelles elle se trame dans le mouvement du film sont le signe d'une intimité au travail. Elle nous fait entrer dans un espace dont l'issue est incertaine, un espace qui demande du temps pour être compris dans sa logique et sa singularité. L'image dense, opaque, qui revient de manière cyclique dans le film est celle d'une rencontre entre deux intimités.

Pour ce film également, où il s'agissait d'emblée de travailler la notion de portrait, la question de départ était de trouver une façon de mettre en mouvement cette photographie qui appartient à la sphère de l'intime. En regardant cette image sur son écran d'ordinateur, Marylène Negro voyait son appartement se refléter dans l'écran. C'est de là qu'est venue l'idée de mélanger ce portrait avec des vues de l'intérieur de Marylène Negro, qui est à la fois son lieu de vie et son laboratoire, son atelier de création en quelque sorte. Sept photographies de son appartement se sont superposées à l'image de Mathilde Girard, ce qui donne ce fond vert épais d'où la figure émerge à sept reprises. Ce fond vert permet de réinitialiser le processus du film à chaque fois, chaque association du portrait à une photo de l'atelier de Marylène Negro surgissant de cette matrice d'ensemble à son propre rythme, et selon des intensités plastiques spécifiques. Le nombre de mouvements d'apparition que propose le film répond à un désir de matérialiser la quotidienneté de la semaine. Le film propose ainsi une sorte de journal d'atelier.

Les titres Double portait et Rénovation sont apparus une fois les films terminés. Il fallait que ces derniers soient faits pour que leur titre s'impose dans leur évidence. Car ces films sont, chacun à leur manière, des expériences. Les titres parlent de la motivation, de la mise en mouvement des images. Dans Rénovation, la figure du double devient le motif même du film. Marylène Negro a travaillé sur d'anciens portraits qu'elle a réalisés en grand format. Ces deux portraits - un visage d'homme et un visage de femme - sont montrés en split-screen, alors que la main de l'artiste s'emploie à les effacer avec une éponge. La dynamique de ce film est celle de la reprise et de la destruction : de la transformation. Nous sommes bien face à une entreprise de rénovation. Cette performance filmée réinscrit ces visages dans une humanité plus sensible, plus tangible. Car les images initiales étaient celles de "faux visages". En disparaissant sous les gestes de l'artiste, en perdant leurs contours et leur évidence figurative, ils prennent une dimension plus incarnée, et donnent aussi une place plus grande au regard qui vient à eux. Le vis-à-vis, qui est  l'image que construit Rénovation, matérialise cette rencontre des regards. 

Le devenir de l'image travaillée manuellement obéit à une logique inverse par rapport au mouvement que propose ordinairement Marylène Negro quand elle intervient numériquement sur ses images. Ici, il s'agit de retrouver l'opacité, la densité, l'incertitude dans lesquelles prennent fond la plupart des films de la réalisatrice. C'est une autre manière de sculpter l'apparition. La présence des mains est particulièrement importante, car elle prend en charge l'inversion de cette dynamique.

Le fait de travailler en dialogue avec Mathilde Girard redéploie autrement dans la pratique de Marylène Negro la part d'inconnu qui est essentielle à l'ensemble de son travail. Cet inconnu suscite paradoxalement un sentiment de tranquillité. En imposant d'avancer à tâtons, sans précipitation, dans un esprit de recherche déterminant de tout acte de création, il situe l'impulsion du film dans une absence de désir. Cette absence de désir nourrit beaucoup cette forme de tranquillité : les propositions faites par Mathilde Girard sont en effet vécues, sur le plan artistique, comme des possibles, et non comme des contraintes.

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Le client pose lui aussi, peut-être plus en amont encore, la question de la formation d'une image. Pour la première fois, Marylène Negro a cherché à reconstituer un moment vécu, celui d'une rencontre avec Stéphanie Fabre et Eric Gillet, un couple d'architectes travaillant alors sur la demande très singulière d'un client qui souhaitait reconfigurer intégralement son appartement. Le client voulait que son lieu de vie soit à l'image de ce qu'il était en train de devenir : un écrivain. Le récit de ce projet s'est fait très spontanément lors de la rencontre avec les deux architectes. Il a fallu par la suite le reconstituer. Mais il était impossible pour Marylène Negro de le revivre sur le mode de la première fois. Un petit travail de mise en scène s'est alors imposé : un nouvel auditeur s'est proposé d'écouter le récit et Marylène Negro a filmé l'entretien en fixant l'objectif de sa caméra sur la maquette du projet. Mathilde Girard a procédé ensuite au prémontage de ce long texte enregistré dans les 2h30 de rushes. Le couple d'architectes est enfin revenu sur ce prémontage afin de fixer définitivement le propos.

L'enjeu était de donner à sentir dans une forme finalement assez courte la dimension de recherche et de questionnement existentiel auquel un projet de ce type donne lieu. Car cet homme que nous ne connaissons pas, qui est un ancien policier devenu écrivain, en confiant à Stéphanie Fabre et Eric Gillet la conception de son appartement ne cherche pas seulement à transformer son lieu d'habitation. Il veut aussi fixer les traits d'une vie possible. A cet égard, il importait que le film ménage une place aux hésitations, aux moments où la parole se cherche, montrt que tout se situe sur la ligne d'un possible. Il fallait que la parole montre ce moment d'elle-même où elle trouve les moyens de proposer une image.

En ce sens, Le client cherche à reconstruire la formation d'une image. Dans ce projet d'architecture, la part du récit est tout aussi importante que la technique liée à l'élaboration de l'habitat. C'est en quoi il se prêtait particulièrement à un transfert vers l'espace filmique. Car il n'y a que par le récit que la volonté de cet homme, qui n'est jamais tout à fait sûre d'elle-même, peut être au cœur d'un tel projet sans être trahie dans sa dimension secrète et insondable. Sa demande à ce couple d'architectes met un moment de fiction dans un projet architectural, qui doit pouvoir approcher sa folie pour lui donner une réponse concrète et réelle que le film lui-même ne formule pas. En ce sens, Le client ne livre que des indices, qui nous donnent une prise minimale sur la vie de cet ancien policier mais préservent son caractère énigmatique. C'est ce qui donne à ce film son côté absurde et drôle. La maquette devient ainsi un espace de projection, la surface d'apparition d'une image dégagée de toute matière : l'image d'une existence possible. 

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Compte rendu de la séance du séminaire L'art tout contre la machine du 2 juin 2018.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 03/07/2018