Mrs. Fang de Wang Bing

Mrs Fang, récemment récompensé au festival de Locarno, est un film à retournements pour un personnage que la maladie a rendu immobile. Plus exactement, le film est parcouru de rotations que la projection inscrit durablement en mémoire.

Le premier plan expose Fang Xiuying, debout, de trois quart face à son courant alternatif : elle ne cesse de faire des quarts de tour, de changer de sens. Son corps oscille entre le gouffre d’une porte au noir sans fond et le devant de la scène, sans adresse, puisqu’elle ne demande rien. Dans la suite du film, elle est allongée chez elle, sur son lit ; elle choisit de se retourner sur le côté. Quand le cadre se resserre, c’est une rotation partielle, le petit balancement de ses yeux pour un regard sans objet, qui grave le plan. Il y a, par ailleurs, d’autres modalités de retournement dans l’espace de la chambre : lorsqu’elle saisit pour l’unique fois le bras d’un membre de sa famille, de sa fille. Le cadre masque alors pudiquement son visage. Le dernier renversement spatial est celui qui suit sa mort, le point de vue est désormais à l’opposé, derrière l’ensemble de sa famille qui l’entoure et la masque.

Le deuxième plan du film est le seul dans lequel Fang Xiuying marche dehors, elle remonte vers le premier plan de l’image en ouvrant sa bouche. Après la porte sans fond du premier plan, sa bouche est un autre gouffre, constant dans le film, pour un autre souffle. Un gouffre, mais filmé avec précaution et mesure.

Comme pour l’ensemble du film, ni le point de vue que fait partager Wang Bing, ni le personnage de Mrs Fang ne semblent dire « je sais à quoi tu penses ». Il me semble que cette retenue de pensée est à l’occasion de ce film la formulation de sa pudeur cinématographique, celle d’une observation silencieuse.

Tous les mots de son entourage familial sont alors autant de décharges électriques pour un corps qui tantôt tourne le dos, tantôt fait face ; les paroles et les gestes indélicats ne sont pas retenus. Ce n’est assurément pas pour rien que les trois scènes extérieures s’attardent sur des moments de pêche électrique. Les hommes parcourent la rivière de nuit, une surface noire qu’ils éclairent et réveillent de leur mots pour multiplier les décharges sans trop savoir où se situent les poissons. Ces décharges précipitées atteignent la surface du film, autant que la décharge des mots égoïstes peuvent apparaître précipiter et obstruer la respiration de Fang Xiuying.

Les hommes fuient, les regards s’orientent et se perdent dans plein de directions, les commentaires sont ressassants et piétinent quant à l’évolution de l’état de santé de la vieille dame, comme pour mieux la basculer vers la mort. Les hommes exhibent leur bedaine tout en évoquant un épisode de famine ou la maigreur extrême de la momie encore vivante. L’impudeur familiale se poursuit autour de questions d’argent, de repas funéraire. L’impudeur fait bloc devant elle, enfin presque.

Dans cette communauté ordinairement impudique, un moment, celui d’un autre retournement, ressort : Fang Xiuying semble plus sûrement qu’à tout autre moment regarder dans l’axe de l’appareil. Le plan dure, une complicité humaine semble advenir. Un raccord nous fait douter, puisque la place semble celle d’une femme âgée, dont le regard n’est pas indifférent. Au fond, un raccord qui prend un tour - sans magie - pudique.

Un carton, en fin de film avance posément le sujet, après coups : née en 1948, Fang Xiuying était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle décède huit ans après le diagnostic, dans le lit de sa maison de village, à proximité d’Huzou dans la province de Zhejiang. Le dernier plan du film, avant ce carton, s’attarde sur une dernière scène de pêche électrique, qui peut désormais se dérouler en plein jour, sans retenue, trois mois après la disparition de Fang Xiuying.


| Auteur : Robert Bonamy

Publié le 16/08/2017