Les îles de Yann Gonzalez

« Il existe je ne sais quel composé de ciel, de terre et d’eau, variable en chacun, qui fait notre climat. En approchant de lui, le pas devient moins lourd, le cœur s’épanouit. Il semble que la Nature silencieuse se mette tout à coup à chanter. Nous reconnaissons les choses. » Jean Grenier, Les îles

 

 

Un regard.

La force qu’il charge tient à son apparition brute et vidée de sens. Tout commence et tout s’achève de ces yeux qui possèdent déjà ce qu’ils regardent. C’est un glissement progressif et un événement, le visage comme seul paysage. Une île, tremblante de ses formes, ébène ou ivoire, de chair et de sang, écorchée ou lisse – une île comme autant de corps soumis aux vents et à l’assaut des vagues. Des solitudes arc-boutées les unes vers les autres par le mouvement infatigable de l’eau, le devenir épinglé au cœur, tremblantes en dedans. Immobiles et inquiètes, déchirées par le désir.

 

 

Et soudain, les îles peuvent se rencontrer.

Accolées et languissantes, leurs caresses nécessaires et absolus, les îles sont mobiles et grimpantes, affamées et insatiables. C’est que longtemps, les îles n’ont rencontré personne et déjà, au creux de leur ventre, ce sont des foules de récits qui se bousculent et les portent au-devant des corps. En-dedans, elles ont déjà tout vu. L’extrême limite qui sépare de l’autre, l’amour pour lequel on pourrait mourir, les folies inarticulées de nos hantises, la longue marche de l’univers dans nos tripes. Elles ont cultivé la solitude comme un lieu de tous les lieux, un feu de tous les feux. La possibilité ravageuse de tout rencontrer aveuglément. Longtemps, elles ont pris la mesure de leur distance, des kilomètres de mer déchaînées ou apaisées qui les séparaient d’autres terres.

 

 

Alors elles désirent comme si toute leur âme y était plongée et elles voient comme si tous leurs organes avaient des yeux. Les îles jouent ces traversées et la marche sensible qui nous travaille au corps. L’urgence sourde d’un regard riche de nos mystères les moins terrestres. Ces vagues de la mémoire sont celles de la chair qui capte et retient l’univers comme une seule et même grande puissance intérieure et la restitue au-dehors. Les îles saigne son impuissance comme un fil rouge d’unions en unions, soufflant combien les mots se délitent aux berges du désir. Il y a de la violence et de la mort à vouloir créer une stase de ce désir, à vouloir le maintenir à flot d’une irruption permanente, d’un processus qui ne s’achève jamais : les mots sont crus, les gestes sont frénétiques, les corps sont monstrueux. C’est une course à l’absolu qui emporte tout, l’intensité comme vitesse existentielle.

Ils sont deux, puis trois, puis à nouveau deux, et bientôt des dizaines à regarder, à faire flamme de la passion de deux, puis d’une troisième qui s’approche, qui, l’instant d’un regard partagé, explose toute la distance pour que, seule à nouveau, le flux de deux, puis de dizaines, puisse voyager à l’intérieur et porter auprès des deux, puis trois par qui tout commence. Et à nouveau, bientôt, la sensation physique que cette danse pourrait durer l’éternité, que les îles pourraient en donner encore bien d’autres, dans ces décors désolés et errants, comme des océans où les vagues seraient les corps, où les ondulations seraient des râles. Ni avenir ni passé, seul l’instant, la manifestation pure et soudaine d’un dédale amoureux et cinglant, déchaîné par les circulations et les présences qui se contaminent, perpétue la grande ronde de la vie : dedans, dehors, dedans, dehors, et nous voici aussi célestes qu’ancrés au sol. Le mouvement est littéral, de l’intérieur d’une salle de théâtre aussi intimiste que factice au grand extérieur sans géographie ni racine, de cet espace venteux à la chaude chambre de jeunesse, les îles font rapt de tous les chaos et les sensations extérieures pour restituer la folie de l’autre en elles-mêmes. La musique et les lumières d’un cœur qui se déborde lui-même, les surimpressions d’un amour qui absente la différence et la sagesse de l’ordre, les lieux comme les tapisseries de soi et de tous ceux que l’on porte comme soi. La sensation ruisselante que tant que notre désir le voudra, le cinéma fera marcher des îles et se mouvoir les choses figées de nos vies.

Les îles se présente comme un instant, s’isole du temps comme une météorite. Tout commence par un regard, tout s’achève par des regards. Quelles histoires nous façonnent et nous magnétisent plus que celles de nos corps lorsqu’ils se rencontrent et oublient leur condition ? 


| Auteur : Pauline Quinonéro

Publié le 25/07/2017