Cinéma / Parole #35. Louis Sé

Les films de Louis Sé s'inscrivent tous dans une volonté d'explorer d'une manière inédite l'outil cinématographique. Nourrir l'animal, Ensuite, ils ont vieilli ou encore La chambrée occupent tous, selon des accents qui leurs sont propres, les zones d'indécision entre les territoires du documentaire et de la fiction, et invitent depuis cet espace à interroger notre présence aux autres et au monde, avec toute la complexité et les difficultés que cela induit souvent. 

A cet égard, Ensuite, ils ont vieilli occupe une place tout à fait singulière, et peut-être exemplaire. Louis Sé avait le désir de filmer dans une maison de retraite, un espace qui l'a beaucoup marqué quand il était plus jeune. Mais il ne pouvait s'agir de filmer purement et simplement un hospice et ses résidents, il fallait une approche qui permette à ces personnes souvent fragiles et démunies, de ne pas être livrées à une caméra qui pouvait facilement prendre sur eux une forme d'ascendant, mais de leur trouver au contriare un mode de présence ouvert par le film lui-même. Dans cette optique, les textes de Shakespeare, dits par plusieurs personnages du film, ont servi de point d'appui pour raccorder ces visages aux grandes questions qui les traversent mais auxquelles la caméra en tant que telle ne pouvait immédiatement avoir un accès. Le travail avec les résidents n'a pas été fondamentalement différent de celui que demande tout film de cinéma, à ceci près qu'il a fallu s'adapter aux possibilités et aux de chacun. Des répétitions préalables, pendant la période de préparation qui a précédé le tournage, ont permis de choisir les interprètes en fonction de leurs capacités motrices et surtout mémorielles. La forte concentration sur le texte que l'exercice leur demandait leur a permis de ne pas du tout prêter attention à la caméra. La plupart des moments de vie dans la maison de retraite ont été mis en scène, comme celui où l'on voit cette vieille dame descendre les escaliers, ou encore ce moment où un résident bricole on ne sait quoi avec une scie et une planche en bois dans sa chambre. Les répétitions avaient lieu dans le décors, où la caméra pouvait s'immiscer le moment venu. La seule scène qui n'est pas mise en scène à proprement parler est celle où l'ensemble des résidents sont dans la salle commune. Cette séquence relève plus directement d'une sorte d'immersion documentaire, mais pour autant, l'image n'est jamais faite à l'insu des résidents du lieu. Dans cette séquence également, certains moments sont choisis et mis en scène avec eux. La question importante, dans tout ce film, est bien celle de la position de la caméra, de la place qui lui permet de saisir un instant sans le profaner, le risque de voyeurisme étant ici, et on conçoit aisément pourquoi, particulièrement présent.

Les textes de Shakespeare introduisent dans le film de grandes questions : la mort, le divin, l'amour, le désespoir. Ils permettent de sculpter le film à partir d'une poétique et d'un tragique qui proposent un contrepoint à la fois beau et saisissant au misérabilisme que la situation pouvait induire spontanément. Le contraste entre un dehors presque inhabité, et ce qu'il y a derrière ces visages impassibles, est sans doute le trait décisif de ce film. Il traduit une volonté de voir ce qu'il y a derrière des visages qui semblent se donner d'abord depuis leur propre extinction, dans l'horizon de leur disparition prochaine. Shakespeare permet d'ouvrir un sens très précis et particulièrement juste à cet endroit, car les textes apportent une parole qui concernent intimement et peut révéler à lui-même celui qui les lit. Et le fait est que les résidents n'étaient jamais dupes des phrases qu'ils devaient s'approprier pour les restituer. 

Tout, dans ce film, cherche à faire sens, jusque et y compris la musique, cette chanson dans laquelle Robert Wyatt s'efforce d'inventer une langue qui n'existe pas. Elle fait écho, à sa manière, à ces paroles venues d'un autre temps, qui disent un enracinement de la situation dans une expérience dont les dimensions l'excèdent de toutes parts et peuvent pourtant la porter à sa manifestation la plus singulière. Comment ne pas voir en effet que ces paroles, par leur démesure même, adhèrent parfaitement à la présence ici et maintenant de celles et ceux qui les disent, au point qu'elles semblent bien exprimer leur être le plus profond ?

Dans Nourrir l'animal, ce sont les machines elles-mêmes qui assument cette part communautaire qu'Ensuite, ils ont vieilli veut laisser percer de manière toute paradoxale, et qui se signale sans doute à travers tout film de cinéma qui engage une forme véritable, c'est-à-dire un ensemble ou un organisme qui dépasse absolument la seule addition ou juxtaposition des différents éléments dont il se compose. Si Nourrir l'animal est très différent formellement des précédents films de Louis Sé, il témoigne d'une même volonté de se situer à un endroit de redécouverte du processus filmique, de mise en danger d'une pratique par ailleurs assurée de ses capacités, de réinvention d'une esthétique qui a pourtant trouvé sa langue et son vocabulaire. C'est un film au parcours assez atypique. Au commencement du projet, il y avait ce monologue dense et intense de Bohumil Hrabal, qui est venu résonner presque de lui-même à la rencontre d'une usine de traitement de papier qui se trouve en Alsace. La performance se situe au point de jonction de ces deux espaces, littéraires et géographiques. Lors du montage du projet, il est apparu que le texte, utilisé en voix-off, ne permettait pas au film d'éclore véritablement. Il fallait trouver quelqu'un pour le dire, ou le laisser fermenter souterrainement afin de nourrir l'animal à la racine. 

Dans la version performative de la mise en œuvre de ces mêmes matériaux, présentée sous le titre de Savent-ils souffrir, il y a un rapport plus direct au cinéma, un rapport vivant qui permet d'ouvrir la dimension nécessaire pour que le texte trouve sa place. Cette performance est une tentative pour ramener directement, sans détour, cette part de risque et de danger qui s'absente nécessairement d'un film quand celui-ci a trouvé son point final. La difficulté que le texte pose à l'interprétation trouve ici toute sa justification, et peut-être sa résolution. Car ici, le texte doit à la fois permettre à un film qui s'assume en tant que tel d'exister et l'exposer à ce risque sans lequel il ne pourra franchir jusqu'à lui-même.

Dans la performance, dont le scénario est écrit, même s'il y a du jeu d'une présentation à l'autre, le texte crée ainsi une attention aux sons et aux images, selon un jeu de correspondances que la version fixée du film ne permettait pas d'établir.Cela tient à ce que le dispositif de la performance Savent-ils souffrir — dans laquelle Louis Sé, visible sur le côté de l'écran, actionne les séquences, leur adjoint des sons et interprète le texte — permet d'associer des éléments bigarrés : les jointures qui assemblent toute ces matières étant visibles et exposées, les tensions qui les traversent peuvent être excessives sans que la forme finale de l'oeuvre ne se perde en elles.  C'est aussi pour cette raison que la version performative du projet a permis d'insérer des entretiens filmés qui ne pouvaient figurer dans Nourrir l'animal. Ces moments d'échanges avec les ouvriers de l'usine sont aussi, d'une certaine manière, ce qui a ouvert la porte permettant à Louis Sé de poser sa propre voix, et partant, au texte de Bohumil Hrabal de s'engouffrer dans les images. Il faut noter enfin qu'il est évident que l'interprétation se perçoit et se reçoit différemment quand le spectateur sait qu'elle est jouée ici et maintenant, pour la performance. Cette connivence immédiate, liée à la brève explication du dispositif et de son fonctionnement par Louis Sé en début de performance, ouvre et ménage un espace de liberté — qui doit toujours trouver son ton, sa justesse et sa précision — par lequel ces matériaux hétérogènes pourront se rencontrer vraiment dans le jeu de la projection. 

La réalisation de La chambrée, qui est le premier film de Louis Sé, fait suite à une expérience douloureuse du service militaire. Le film a d'abord été écrit comme une adaptation du Dormeur du val d'Arthur Rimbaud, mais le poème n'y a finalement pas trouvé sa place. Même si La chambrée ne se donne pas comme un contestation directe ou frontale de l'ordre militaire, le film questionne de manière critique les logiques de groupe qui président à son fonctionnement, et qui peuvent avoir quelque chose de très violent pour les individus qui ne s'y intègrent pas volontiers. Le film, dont le motif narratif est des plus ténus — un jeune homme de 20 ans souffre d'énurésie nocturne — évoque sur le mode de la suggestion un épisode qui rend tout esprit de corps impossible. Le montage, qui montre d'abord une mécanique de groupe réglée au millimètre, prend le temps de s'arrêter, dans toute la séquence de nuit, aux visages des voisins de chambrée du jeune homme, comme pour montrer comment l'abandon et l'exposition involontaire de soi propres au sommeil sont à même de renvoyer chacun à sa singularité, à cette unicité que l'environnement militaire vit d'ignorer. La belle force de ce film est de ne pas être à proprement parler à charge contre l'armée, mais de laisser cette situation simple, sensible et humaine, s'objecter elle-même et d'elle-même dans cet ordre dont elle met en évidence par contraste les ressorts violents. 

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 23 avril 2017.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 24/05/2017