Meurtrière de Philippe Grandrieux

Les corps d’Unrest (1) sont intranquilles et morcelés : sculptés dans l’expérience au moyen de résidences, saisis comme des captations sous forme de performances filmées, rendus muséaux par le dispositif de l’installation et, enfin, pour le dernier mouvement, tendus vers la fiction au moyen de la voix humaine. Fouillés comme des terres archéologiques, rongés par l’horizon du « corps originaire » (2), ces figures sont filmées à la verticale, placées dans de grands ensembles, ramenées à des lieux clos, privées du mouvement, offertes au spasme, matière à l’œuvre d’une recherche inachevée – inachevable ? Encore en production, Unrest se poursuit. Le 28 octobre 2016, une fenêtre sur résidence au Centre Chorégraphique National de Montpellier présente le travail en friche de Philippe Grandrieux et Nathalie Remadi. Dans une pièce neutre et silencieuse, les néons blancs frottent la peau, cognent contre sa réalité plastique, les mots essayent, affamés de décrire ce corps, la voix sourde un tremblement sur un sismographe.

Je vous attends. Je tremble. Je suis égaré. Face à quoi je me place, le souffle court, la peau rebondie, la bouche sèche (3) ?

Quelque chose est en tension, comme soumis à une irrésistible attraction : la nudité se dérobe au mouvement compulsif, la voix s’anéantit dans le silence, les membres indéfectibles du corps semblent se disloquer, et soudain... Ce n’est plus une tension, c’est une brèche. Entre l’obsédante présence, en face et sous tous les angles, et les inarticulés désirs convoqués par le dispositif, quelque chose se déchire. Quelque chose où poser son œil. Au cœur de la performance, loin des images, le cinématographique passe comme un souffle... À l’issue de la performance, Nathalie Remadi révèle les phrases intimées par Philippe Grandrieux au commencement de leur collaboration :

J’ai peur Ne te juge pas (4)

Cette dialectique, d’une part, nous apprend que le mouvement initial de l’œuvre est instinctif, rattaché à une sensation brute. D’autre part, que ce mouvement se souhaite honnête, indifférent à quelques consciences qui l’articuleraient à autre chose que lui-même. Le va-et-vient se suppose alors infatigable : à mesure que croît la peur se déleste le jugement et s’émancipe donc quelque chose d’une grande liberté, liberté qui peut, par sa force vive, appeler la peur et le jugement. Entre les termes de cette dichotomie jaillit alors à nouveau la possibilité de cette brèche qui se réinvestit dans le film réalisé à partir de la performance Meurtrière, second mouvement d’Unrest. Comment les corps de Meurtrière, dans leur double mouvement conjoint de souveraineté et d’inquiétude, ouvrent-ils cette brèche ? Quelle est sa nature et que nous dit- elle de l’œuvre à chaque niveau de sa mise en œuvre ? Comment cette brèche est-elle déjà là, chez son auteur et dans le mouvement de production qui permet son existence ?

CORPS SOUVERAINS
Dès le premier plan de Meurtrière, l’évènement s’annonce. Un corps apparaît brutalement et fait basculer la vision d’un noir absolu à ses formes en un cut tranchant. Trois minutes durant, ce corps s’expose en plan fixe sur un fond sombre : il est nu, debout, tendu vers l’arrière, cambré d’un mouvement quasi-imperceptible, une main ouverte et offerte à la vue. Ce régime du visible est celui qui caractérisera tous les corps de Meurtrière : si uniquement présents que la lumière qui les fait apparaître semble directement émaner d’eux, pris dans une lenteur qui soumet le regard. Cette ultra-présence nous guide : sans ces corps, il n’y aurait rien sur quoi poser son regard. Ils font apparaître la pensée de Giorgio Agamben, la « vie nue » : « la force de la vie même, le flux du sang et le souffle, la force du corps éprouvant ses capacités, sa puissance, son épuisement et le retour de ce qui demande à être assouvi ». Dans ce dénuement absolu se joue un excès de présence : à mesure que s’égrène le temps et que persiste ce quasi-immobilisme, les yeux forcent le corps comme un aplat pictural et soudain, quelque chose se transforme. Par ce corps, quelque chose arrive. Son inscription dans le temps fait sentir le temps, sa souveraineté spatiale fait sentir l’espace, à la manière d’une narration sensible qui dépasserait les « bornes » d’une narration classique. Quelque chose vibre.

CORPS INQUIETS
Paume tendue, premier plan qui interpelle, projetée vers le haut du cadre... Les mains de Meurtrière, ouvertes ou dirigées vers quelque chose, sont autant d’appels du hors-champ qui invitent à voir plus loin, à voir autre chose. Au-delà de ce que Philippe Grandrieux a nommé « le corps, point » (5), quelque chose d’autre filtre. La lumière dissimule des parties du corps. Le cadre n’est pas assez grand pour elles. L’échelle de plan se dérobe à sa propre définition – peut- on parler d’un gros plan alors que la distance permet de voir plus qu’une partie isolée du corps ? Peut-on imaginer un cadre moins serré quand se distinguent si bien les os, les surfaces et les lieux du corps ? Le temps rend abscons les membres assemblés, forçant les yeux à voir autre chose que des bras, jambes, torses : ils se disloquent et s’affirment comme éléments, défaits de leur soudure au corps. Cette réaffirmation est rejouée par les surimpressions et les ralentis qui créent des assemblages infinis et monstrueux, des corps aberrants et dédoublés. Le mouvement de la danse désarticule les corps, obstrue leur reconnaissance. En même temps qu’ils tentent de capturer la « force de la vie même », ces corps sont « sans repos » (6) et leur travail se trouve dérangé dans cette capture. Quel processus à l’œuvre les inquiète ? Vers où et d’où poussent les mains ? C’est que ces corps, agissants et visibles subissent un manque, quelque chose qui transforme le voir en perte (7). Georges Didi Huberman l’engageait dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde : dépasser une vision tautologique. Le corps n’est plus seulement le corps – et le film plus seulement le film. Il est la latence de quelque chose, l’impossible captation, la perte d’un corps en tant que tel. Il n’est plus seulement ce que nous voyons mais devient également ce qui nous regarde, nous hante, du dedans de sa forme. La tentative de synthèse de ces corps frotte avec son inéluctable inquiétude, portée par la fuite de ce qu’elle essaye de synthétiser. Ces corps et ces mains tendent vers l’extérieur et poussent depuis l’intérieur.

TENSIONS
Ce qui inquiète Meurtrière, c’est aussi ce qui inquiète son auteur. Lorsque Philippe Grandrieux s’abandonne à ce qu’il filme, il « bascule dans un autre endroit » : ce qu’il saisit alors semble n’être rien d’autre que lui-même dans ce mouvement conjoint de cristal – rendre présent ce qui est enfoui – et d’inquiétude – l’opacité de ce qui est enfoui résiste à la cristallisation. Le tremblement qui secoue les matières, les lumières qui foudroient et disparaissent, les soulèvements et les chutes, les torsions et les convulsions sont autant de gestes qui disent le lien entre le réalisateur et son film. Ce lien charnel se traduit ici par un dispositif : « c’est ainsi que j’avance, à tâtons, à l’aveugle pour ainsi dire, c’est que cet aveuglement initial est la source même de mon travail » (8). S’abandonner à cette inquiétude c’est pour Philippe Grandrieux accepter une extrême mobilité, un processus à l’œuvre qui cherche, sans relâche, sans repos, exprimant une indifférenciation entre la manière de faire et le film lui-même. Dans le journal du tournage de Malgré la nuit (9), il exprime cette extrême tension qui le tient sur le fil d’un surgissement, entre dénuement – l’oubli de soi – et vibration – accéder à quelque chose et sentir ce travail agir sur le corps. Dans Meurtrière, les corps catalysent cette énergie à deux vitesses. Mais que craignent ces corps à se chercher eux-mêmes ? Que craint Philippe Grandrieux lorsqu’il débute son travail avec Nathalie Remadi et lorsqu’il filme Malgré la nuit ? Que craignent les corps des danseurs ? Que craint celui qui regarde ? C’est la possibilité d’une scission entre les deux. Et cette distance, alors, par la force qui fluctue, par le frottement des parties qui ébrèchent, n’est plus une tension. C’est une brèche.

LA BRECHE
Du côté de la présence comme de l’inquiétude, du saisissable comme de l’insaisissable, ce qui échappe fait désir – mouvement à l’œuvre. L’acte de filmer permet d’ouvrir l’opacité de soi, cette fuite de soi par l’opacité transforme l’acte de filmer en désir. L’acte de voir ces corps interroge nos propres mystères, cette impossible résolution transforme l’acte de voir en désir. Toujours, cette idée de scission entre les éléments de la distance : la brèche est déchirée par le désir. Il prend alors racine dans un appel d’intensité et de grandeur : voir plus que de simples corps, filmer plus que de simple corps. Ce qui s’ouvre alors, entre le film et le spectateur, entre le réalisateur et son film, entre lui-même et l’altérité, est quelque chose de plus grand que le simplement terrestre. Quelque chose qui, articulé par ce désir, lézarde de part en part dans la simple existence des choses et arrache partout certaines grandeurs. Voir plus, filmer plus, pour conjurer « cette incapacité que nous percevons de la figure corporelle et terrestre à être l’expression et l’organe de l’esprit qui l’habite » (10). Dès lors que le désir le suscite, le film se fait espace, sans contrainte géographique ou temporelle, sans définition, où tout est à reconstruire. Et parce qu’il y a le mouvement, le cinéma se suppose comme désir même. Il est une brèche qui ouvre d’innombrables autres brèches, comme un puits sans fond qui creuse dans le ciel que nous portons à l’intérieur pour y placer le feu de l’altérité. Si « Dieu veut des dieux » (11), le cinéma serait un lieu où essayer de rendre possible cette volonté. Pourvu que nous lui en laissons le droit.

RESISTANCE
Dans un entretien, Catherine Jacques – productrice des fictions de Philippe Grandrieux – affirme : « le rôle d’un producteur, c’est de tenir » (12). Quand produire les films de Philippe Grandrieux devient une résistance, contre quoi la production résiste-t-elle ? En marge de cette brèche que creuse la vibration intérieure, il y a son contraire, l’exposition intérieure d’une continuité qui annule toute possible distance : le naturalisme. Avec lui, une chose est une chose : plus de place pour la tension qui sépare le regardant du regardé, puisque le monde devient modèle, le film copie, et les deux collent immanquablement. Sans cette distance, plus de place pour le champ du désir, vidé de toutes conditions préalables, lieu de tous les possibles. Sans désir, plus de brèche. La résistance se situe dans ce système auto-suffisant : pour exister, le film doit écraser les écarts, et s’il s’y refuse, son existence est une survie. Comment la production accouche-t-elle de ce désir de conjuguer manière de faire et matière profonde du film ? Si le geste doit être le même, comment Annick Lemonnier produit-elle Unrest sans dénaturer sa nature profondément hybride et sauvage ? « La mise en scène passe par la mise en place d’un dispositif de production dans lequel le plan désiré peut être produit » (13) : si le plan désiré, par sa nature même, vibre d’un arrachement à toute présomption, il faut que cette production lui en laisse la place. Dans Meurtrière, la liberté s’articule à la recherche, désamorcée d’intentions, lâchée à la sauvagerie de son acte perturbé. Il n’est jamais question de trouver : ce qui compte, ce n’est pas le résultat, mais le mouvement qui se meut d’un bout à l’autre des distances.

« C’est toujours compliqué, quoi qu’il arrive. À partir du moment où vous êtes à un endroit et où vous avez le désir, cette complication c’est l’épreuve de votre désir » (14)

Philippe Grandrieux et Annick Lemonnier résistent : ni scénario ni note d’intention classique pour Unrest, dernier mouvement de la trilogie homonyme, pourtant le seul à être accompagné d’un film de fiction. Du texte, littéraire, qui fouille autre chose que le film lui-même, s’y approche par d’autres formes, déjà inquiété par la cristallisation que le film tentera, à son tour, de faire. Il y a « déjà, par l’écriture, une sensation des choses » (15). Le mot est là : une sensation – sans représentation, incertaine et ambiguë – plutôt que des idées – représentables et sur lesquelles spéculer. Annick Lemonnier met en place une production qui tremble elle-même : comme au moment de prendre la caméra, elle entre sans intentions dans l’œuvre, frotte contre son opacité. C’est la distance qui la sépare d’Unrest qui rend possible sa production : à mesure qu’elle s’en approche, le désir aveugle met à l’épreuve toutes les barrières. Pour voir plus loin, pour rendre possible un film qui soit plus qu’un film. Si le cinéma est « la plus intime communion entre le fini et l'infini » (16), aussi près du corps soit-il, aussi intérieur soit-il, la brèche qui se creuse attrape la grandeur, « transforme notre amour en flamme et cette flamme consume peu à peu ce qui est terrestre » (17) en nous. Et de même que les êtres qui obsèdent nos jours sont plus qu’humains, que les passions qui nous portent au-delà de notre corps sont plus que de simples produits de la nature,  existe la possibilité de regarder le cinéma comme on regarde ce qui hante nos jours.

--
(1) 
Unrest désigne ici l’entièreté de la trilogie dont le troisième mouvement est homonyme.
(2) Extrait du dossier déposé au CNC pour le dernier mouvement Unrest.
(
3) Extrait du texte lu lors de la fenêtre sur résidence d’Unrest au CCN de Montpellier, le 28 octobre 2016.
(
4) Extrait du texte de la discussion entre Philippe Grandrieux et Nathalie Remadi qui a suivi la fenêtre sur résidence d’Unrest au CCN de Montpellier, le 28 octobre 2016.
(5) Extrait de la discussion entre Philippe Grandrieux et Nathalie Remadi qui a suivi la fenêtre sur résidence d’Unrest au CCN de Montpellier, le 28 octobre 2016.
(
6) Extrait du dossier déposé au CNC pour le dernier mouvement Unrest.
(7) « Quand voir, c'est sentir que quelque chose inéluctablement nous échappe, autrement dit : quand voir, c'est perdre » : Ibid, p. 14.
(8) JACQUES, C., cité in Alix Pennequin, « Produire Grandrieux : Entretien avec Catherine Jacques », Hors-champ, octobre 2012. En ligne : http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article513 [consulté le : 02/01/2016].
(9) GRANDRIEUX, P., cité in Cyril Béghin, Stéphane Delorme et Mathias Lavin, « Entretien avec Philippe Grandrieux », Balthazarn° 4été 2001.
(10) Propos recueillis lors d’un entretien téléphonique avec Annick Lemonnier le 13/01/2016. Annick Lemonnier a également explicité le fait que la structure Epileptic a été créée pour produire Unrest.
(11) Ibid.
(12) NOVALIS, Le monde doit être romantisé, Paris, Editions Allia, 2008,.
(13) NOVALIS, Fragments (1800).
(14) JACQUES, C., cité in Alix Pennequin, « Produire Grandrieux : Entretien avec Catherine Jacques », Hors-champ, octobre 2012. En ligne : http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article513 [consulté le : 02/01/2016].
(15) GRANDRIEUX, P., cité in Cyril Béghin, Stéphane Delorme et Mathias Lavin, « Entretien avec Philippe Grandrieux », Balthazarn° 4été 2001.
(16) Propos recueillis lors d’un entretien téléphonique avec Annick Lemonnier le 13/01/2016. Annick Lemonnier a également explicité le fait que la structure Epileptic a été créée pour produire Unrest.
(17) Ibid.


| Auteur : Pauline Quinonéro

Publié le 19/05/2017