Marlène Saldana & Jonathan Drillet / Le Sacre du Printemps arabe

Une épaisse fumée aux fragrances épicées remplit le Studio 3 du CND. L’atmosphère est très chargée, lourde – tout comme les sujets que Marlène Saldana et Jonathan Drillet s’apprêtent à apporter sur le plateau. De Gennevilliers à The Armory Show de New York, de Paris à Marseille en passant par la Suisse, sous le nom de code The United Patriotic Squadrons of Blessed Diana, les deux comparses bâtissent depuis plusieurs années déjà une œuvre haute en couleurs, débordante d’énergie, qui revendique une dimension spectaculaire particulièrement prononcée, pour mieux s’attaquer à des problématiques complexes, liées aux jeux géopolitiques et aux petites et grandes bassesses de la classe dominante.

En 2011, un ballet, désormais anthologique, de crocodiles sur un court de tennis dans les ateliers du T2G, pour Dormir Sommeil Profond, donnait une vive idée de la profondeur du marigot de la Françafrique, soigneusement entretenu du Général de Gaulle à Nicolas Sarkozy. Dans la même lignée, Le Prix Kadhafi (2012) se penchait sur les relations sinueuses, pour le moins ambiguës, dont la justice explore encore aujourd’hui les ressorts, entre la présidence française et la Lybie du Colonel Kadhafi, et la scène prenait des aspects de bal costumé du Safari Club.    

De solides recherches documentaires qui n’hésitent pas à s’approprier les techniques d’investigation journalistique, une écriture à quatre mains qui convoque les sources les plus hétérogènes, des discours politiques aux classiques de la littérature, des traités de philosophie à la presse people, une forme cut-up qui multiplie les tournures inattendues et les embuches, un humour décapant qui ne recule pas devant la citation et la pastiche et pointe avec un flair terrible les collusions crapuleuses entre les différentes sphères de pouvoir et d’influence, voici quelques-uns des ingrédients d’une méthode de travail qui porte ses fruits sur le plateau.

Dans le Studio 3 du CND, nous sommes plus proches du rite que du printemps et la « sève qui monte » rappelle davantage les élans rhétoriques vitalistes des groupuscules d’extrême droite. Le titre de la nouvelle création de Marlène Saldana et Jonathan Drillet contient à lui seul tout un programme : le frottement des champs disciplinaires promet des étincelles, l’amplitude historique des questions soulevées donne le vertige. Le Sacre du Printemps arabe conjugue la mémoire d’un siècle de danse, depuis l’irruption sur la scène parisienne des années 1913 de la pièce désormais mythique sur la partition de Stravinsky, à l’actualité la plus brulante, liée aux bouleversements politiques dans les pays du Maghreb et du Moyen Orient, à partir de 2011.

L’épais rideau de fumée se dissipe sous les charges énergiques d’une danseuse porteuse de sabre. Différents indices sèment déjà le trouble, les sources et les références se mêlent allégrement. De Jeanne d’Arc à Gorge profonde en passant par une improbable Kill Bill des steppes eurasiennes, avec les United Patriotic Squadrons of Blessed Diana toutes les pistes sont possibles et surtout ne sont pas nécessairement exclusives ! Un groupe statuaire pour le moment énigmatique campe le décor minimaliste du plateau : présences phalliques qui multiplient pourtant les rondeurs et courbes généreuses – de ce côté aussi l’ambiguïté est de mise.

L’entrée fracassante de Marlène Saldana et de Jonathan Drillet ne laisse plus de place au doute : nous sommes bien en France, à la veille de ce grand rite démocratique des élections présidentielles de mai 2017. Postures, discours, prothèses et accessoires désignent sans détours les deux candidates que les médias donnent malheureusement presqu’à l’unisson comme favorites au deuxième tour. Ils se vautrent joyeusement l’un dans les bras de l’autre, s’adonnent à des échanges torrides dans une débauche d’extraits de discours de campagne, florilège qui convoque ad nauseam le général de Gaule, "la France aux français" et "la révolution". Sorties en solo, pas de deux, coup bas, tout est permis sur les accords distordus de la composition monumentale de Stravinsky. « You want some spring ? » - parfois du dubstep au gros son qui tâche vient appuyer le propos. Ce printemps s’annonce en effet plus qu’épique et Marlène Saldana et Jonathan Drillet déballent sur le plateau des éléments essentiels d’une campagne électorale qui exhibe dans les médias ses énormités salaces. Le renversement des valeurs est criard, le carnaval bat son plein et culmine avec des accents liturgiques dans une scène cocasse de la suprême onction du président entrant dans les flots fournies d’une des fontaines à chocolat – « le tas d’ordures, celui qui ramasse et qui prend tout sur lui », selon un chant traditionnel des Samo, rapporté par l’anthropologue Françoise Héritier. Est-il un premier avatar de l’élue vouée à danser jusqu’à la mort dans le mythe païen aux origines du Sacre du printemps ? 

Cap désormais sur la Syrie pour une visite d’Etat. Une conseillère briefe le nouveau président sur le contexte : des informations sur le passé dans le giron de l’empire colonial français, la complexité ethnique, le régime des Assad côtoient des détails people sur la vie du couple de Bachar, l’héritier qui n’était a priori pas destiné à prendre le pouvoir. Une danse lascive qui emprunte ouvertement les codes du spectacle érotique confère des échos très particuliers aux tractations lors d’un diner au plus haut niveau. Entre unissons portés par les charges du Sacre du printemps et séquences de confrontation sur des rythmes disco, deux visions de la démocratie se font face. La rupture de registre est nette entre cette débauche de couleurs et de gestes et la facture ténue d’un solo aux connotations orientalisantes. Et si l’élu voué à danser jusqu’à la mort était Bachar ? Ses ondoiements tout en retenue se lestent d’une charge troublante, finissent par déraper. Le spectre translucide de Saddam Hussein rode dans les parages.

Le dernier mouvement de la pièce penche du côté du biopic avant de céder aux charmes de la comédie musicale. Nous voici dans l’intimité du couple emblématique du régime syrien. Certains de leurs émois évoquent les affres d’un autre couple qui aspire en ce moment même aux plus hautes fonctions d’état en France. « Remember the promises you’ve made ! » dit un refrain chaté à tue-tête. Et si l’élu sacrificiel était ce couple ?

Mélanges de références, interprètes protéiformes aux dons des plus variés et à l'engagement physique sans faille, croisements de genres qui sèment le trouble, décalent et enrichissent les perspectives – le débordement irrévérencieux qui fait la griffe des United Patriotic Squadrons of Blessed Diana n’est pas sans rappeler le parfum sulfureux et exotique, le scandale même, la réception houleuse des premiers Ballets russes de Diaghilev et Nijinski dans le Paris du début du siècle dernier. Nous attendons avec impatience les prochains opus de la tétralogie « climatique, politique, historique et résurgente », The Cardinal Rites of Chaos, dont Le Sacre du Printemps arabe n’est que le premier volet.

 

Création au CND, 28 février - 2 mars 2017


Crédits photos : UPSBD
| Lieu(x) & Co : Centre National de la Danse

Publié le 01/03/2017