Gestes déplacés

Si le corps chorégraphique invente son propre espace à travers le geste, il se peut aussi que le geste déplace l'espace dans lequel il se déploie et élargisse par ailleurs son champ en intégrant une gestuelle qui peut relever du quotidien. La chorégraphie ne se situe pas alors comme une forme close dans un espace neutre, elle s'en empare, se déployant jusqu'à faire référence à un espace socio-économique qui tend à la normalisation, et propose une façon de voir et d'agir qui résiste à cette forme de contrôle comportemental.

Dans What Shall We Do Next ? (2011-2014) Julien Prévieux travaille à partir de gestes liés à des brevets pour l’invention d'appareils électroniques. Le premier volet prend la forme du catalogue, faisant l'inventaire de gestes brevetés entre 2006 et 2011 auprès de l’agence américaine USPTO, en les reproduisant à travers une animation numérique. Séparés de leur support, les gestes deviennent en tant que tels une sorte de chorégraphie (dans un autre registre, Kapwani Kiwanga a réalisé une vidéo centrée sur les mains, reproduisant les gestes de l'archéologue manipulant un objet absent, un inconnu qu'il s'agit d'interroger ou de revoir sous un autre angle). Le deuxième volet déploie ces gestes dans un espace et dans une composition plus complexes, les incarnant à travers une chorégraphie d'ensemble se rapprochant plus explicitement de la danse et incluant une dimension narrative et essayistique. Le titre fait référence à la pratique prescriptive du brevet qui fige dans la propriété des gestes devant servir à des usages futurs.

 

 

Ces deux vidéos maintiennent un cadre assez abstrait, le déplacement s'opère dans le geste lui-même. Mais de la confrontation entre le geste et un espace donné peut aussi naître le déplacement, l'incongruité comique qui nous fait reconsidérer la fausse évidence des structures quotidiennes. Roulades (1998) de Julien Prévieux joue sur un rapport beaucoup plus direct au corps, comme masse en mouvement susceptible d'entrer en contact avec d'autres corps – comme dans Crash Test (1998) où il rentre en collision avec les objets où les gens qu'il rencontre sur son passage. Roulades est aussi une performance filmée qui représente la journée, encadré par la sortie et le retour au lit, d'un personnage (incarné par l'artiste) qui se déplace en roulant sur lui-même. Archivo F.X.: La ciudad vacía: La Casa (2007), de Pedro G. Romero travaille aussi ces questions à sa manière. Il va situer une chorégraphie virtuose de flamenco moderne d'Israel Galvan (auquel Didi-Huberman consacra son livre Le danseur des solitudes) dans un espace d'habitation ordinaire, représentant le modèle de l'économie capitaliste. Cette vidéo fait partie d'un projet plus vaste consacré à la ville de Badia del Vallès aux environs de Barcelone (la ville la plus jeune de Catalogne, formée en 1994) portant sur la question du vide urbain (ici un appartement inhabité, et le seul de la ville qui ne corresponde pas à la réglementation des logements sociaux et serve de lieu de spéculation immobilière) et de la dépolitisation de la polis. Explorant chacune des pièces de cet appartement, heurtant l'intérieur figé à une mobilité incongrue, le danseur mesure l'espace et interroge l'intangible à travers ses gestes. 

 

 

Le geste, dans son irréductible singularité, en dépit des tentatives de normalisation, est facteur de subjectivation et de singularité : c'est le cas dans Oasis (2012) d'Anatoli Vlassov, série de « portraits dansés » encore en cours de réalisation. Le chorégraphe, danseur et vidéaste travaille avec des personnes autistes, avec qui il a une pratique depuis plusieurs années au sein d'institutions, leur proposant de choisir un lieu où danser et de décider de leur gestuelle. Ce dispositif ouvre une capacité d'expression et d'intéraction avec leur environnement dont on les considère souvent dépourvus. C'est dans un ordre d'idées proche de celui de Julien Prévieux que s'inscrit le film de Zoe Beloff, The Infernal Dream of Mutt and Jeff (2011) qui fait initialement partie d'une installation. Présenté sur trois écrans, le film mélange divers matériaux : des images de films d'entreprise portant sur des méthodes d'optimisation du travail à travers une meilleure organisation gestuelle, un documentaire sur la psychose partagée, et des images réalisés par la cinéaste qui reprennent ce corpus et interagissent avec, le rejouent et le déjouent. A la mesure du geste instrumentalisé s'oppose le geste incontrôlé de la folie à deux, et le débordement du mouvement allant jusqu'à l'animation des objets. L'onirisme est également exploré dans Sommeil (2014) de Julien Gallée-Ferré qui transforme le sommeil en une danse (lui-même étant par ailleurs danseur), le documentaire en fantasmagorie. Le dispositif est le suivant : la caméra est placée en plongée au-dessus du dormeur de sorte à créer une impression de verticalité, le lit devient écran ou scène. Les personnes filmées sont équipées de draps transparents qui permettent de voir leurs postures et leurs mouvement. C'est une galerie de portraits qui tend vers des images de nature plus abstraite (par l'usage de surimpressions, d'accélérés ou d'image en noir et blanc), qui viennent rendre compte du sommeil dans sa dimension intérieure.

 

 


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 20/02/2017