L'insistance des luttes de Dork Zabunyan

L'ouvrage de Dork Zabunyan, qui rassemble plusieurs articles et entretiens qu'il a pu proposer pour les Cahiers du cinéma ou Trafic, interroge la place et le mode opératoire de ces images amateurs réalisées dans le contexte de conflits sociaux, souvent afin d'infléchir leur déroulement et de le transformer en s'inscrivant dans un mouvement réticulaire qui les dépasse et les porte bien au-delà du lieu où elles se trouvent. 

Cette situation de l'image, qui assume de ce fait une double fonction de lutte et de témoignage, s'est particulièrement affirmée lors des Printemps arabes. Dork Zabunyan décrit et pense ces images comme des forces, c'est-à-dire comme des mouvements à même de participer à l'émergence d'une situation politique nouvelle et de nourrir des contestations populaires futures. Le fait est qu'une image peut avoir des effets au-delà de son présent et impliquer bien plus que les événements dans lesquels elle s'inscrit chronologiquement ou géographiquement. "Un soulèvement est toujours le reflet déformé d'un autre, le miroir brisé d'une fracture passée ou à venir : chacun a sa manière d'insister, et les images qu'on en possède ou dont nous pouvons faire usage (montage amateur, diaporama, film d'archive, fiction historique) doivent veiller à ne pas devenir omnisciente pour ne pas atténuer la singularité d'autres révoltes" (p.11). Les images de soulèvement sont aussi des images qui soulèvent, le film et au-delà, les révoltes futures qui résonneront avec elles et pourront puiser à cette source pour trouver leur propre souffle.

Plusieurs films sont évoqués dans ce chemin de pensée de l'image comme force, notamment The Uprising de Peter Snowdon, qui cherche précisément à inscrire les images qu'il remploie dans cette tension en avant vers un événement qui vient. Ce qui importe, avec un film comme The Uprising, c'est le point de vue qu'il adopte, et qui permet de saisir la révolte en plaçant le regard à l'intérieur même de son mouvement, de sa dynamique, et c'est bien la nature des images qu'il mobilise qui lui permet de déplier son film à cet endroit, qui s'ouvre en amont de la résolution des événements, et que le cinéma documentaire ou les médias ne peut ordinairement atteindre, sauf à occuper une place comme le fit Stefano Savona pour Tahrir, Place de la révolution, dont il relate la genèse dans un échange, dense et stimulant, qui a suivi une projection du film au Magic Cinéma à Bobigny (p.59-82). A noter également, l'entretien passionnant avec le collectif Abounadara qui montre, sous le titre "Fragments d'une révolution", comment des jeunes réalisateurs anonymes et autodidactes ont pu apprendre le cinéma en le pratiquant, pour agir sur les représentations courantes de la Syrie et occuper un espace qui était alors cinématographiquement moribond. Cet entretien met en évidence que la réalisation d'images est aussi un lieu de transformation du monde, et montre comment la pratique filmique, fut-elle arrachée à une parfaite méconnaissance des outils et des usages, peut, à force d'obstination et de conviction, faire école.

Il faudrait revenir sur l'ensemble des textes rassemblés dans L'insistance des luttes, qui dessinent une constellation de formes hybrides, heureusement "impures", qui questionnent le cinéma et le transforme radicalement en le conduisant là où il ne peut aller de lui-même. En se tournant vers ces images qui nous débordent de toutes parts, en indiquant les chemins qui permettent de les comprendre, c'est-à-dire de les accueillir théoriquement, mais aussi pratiquement, Dork Zabunyan signale l'un des défis importants du cinéma qui vient, et dont la nouveauté, nous semble-t-il, est qu'il en appelle au regard de chacun pour prendre forme.

L'insistance des luttes, Dork Zabunyan, De l'incidence éditeur, 2017, 19 €


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 18/02/2017