Five Year Diary de Anne Charlotte Robertson

Entre 1981 et 1997 Anne Charlotte Robertson réalise son Five Year Diary, composé de trente-huit bobines de super 8 qui dans leur intégralité composent une fresque du quotidien de plus d'une trentaine d'heures, couvrant non pas cinq mais quinze années de sa vie. La grande originalité de ce travail nous semble être le traitement du son, en l'occurrence de la voix. Le film présente deux sources sonores : une parole enregistrée sur le film pendant le tournage ou extraite d'enregistrements réalisés parallèlement au tournage (monologues ou conversations, parfois accompagnés d'une musique comme dans le Reel 22), et un commentaire ajouté a posteriori, parfois jusqu'à une dizaine d'années après. Cette voix dédoublée peut évoquer les troubles mentaux de la cinéaste qui fit plusieurs séjours en hôpital psychiatrique et qui souffre selon les experts de trouble bipolaire. Lors des projections du journal auxquelles elle assistait elle rajoutait parfois une troisième couche sonore en commentant le film en direct1.

Cette approche schizophrénique2 du médium mettant en évidence la scission intérieure est manifeste également dans le court métrage Talking to Myself (1985) où deux sources sonores se chevauchent aussi. Anne Charlotte Robertson tente de dialoguer avec elle-même (à la fois sur le ton de la dispute et de la supplication), elle se fait face en ayant recours au cache. Non sans un certain humour, l'échec du dialogue avec soi, la difficulté existentielle, est mise sur le même plan que la difficulté technique de l'usage de la caméra, et le moi/toi auquel s'adresse la cinéaste reste insaisissable (l'image disparaît entièrement pendant une bonne moitié du film) : « I don't wanna talk to it, I don't wanna talk to them, I wanna talk to you ».

 

 

A ce jour nous avons pu voir trois bobines du journal, dont deux se font suite, l'autre ayant été réalisée une dizaine d'années après, et qui permettent d'observer une certaine évolution dans son travail. Reel 22, A Short Affair (and) Going Crazy (1982) et Reel 23, A Breakdown (and) After the Mental Hospital (1982) documentent une crise qui passe par l'image et le cinéma, dont il semble à la fois être l'agent et la cure. L'hospitalisation est elle-même absente de l'image (bien qu'elle ait enregistré une séance psychiatrique sur bande audio) : dans le Reel 23 le récit de l'hospitalisation correspond à un temps sans image, la voix parle sur un fond alternativement rouge et beige de cette « hellish experience ». L'aboutissement de la crise n'est pas représenté, il échappe à l'image3, passe par un écran vide qui évoque la chair et le sang (notons aussi que ces deux bobines s'ouvrent sur le plan répété d'une feuille de papier rouge se dépliant sur laquelle est écrit le titre du journal : Five Year Diary), et l'une des premières choses qu'elle fait après en être sortie est de louer une caméra.

A cette époque, Anne Charlotte Robertson est étudiante en cinéma au Massachusetts College of Art, elle sort d'une relation d'un soir avec un artiste vidéo dont elle est tombée amoureuse, et fait face à la mort de son père et à des difficultés de divers ordres (une bourse d'études qui ne lui a pas été attribuée, la menace de voir sa caméra confisquée, le renvoi de son travail). L'image témoigne souvent d'une certaine nervosité, comme si elle cherchait à se saisir des objets qu'elle filme, ou à les traverser pour en dévoiler l'envers. La caméra tremblée, l'image accélérée, les zooms et changements d'exposition se rapprochent en un sens de ce que l'on voit dans les journaux filmés de Jonas Mekas, mais relèvent autant de l'anxiété que du désir de saisir et de célébrer la fulgurance de l'instant. C'est un regard inquiet qui cherche des signes sous la fugacité et la futilité apparente du quotidien4 (plus ordinaire et terre-à-terre que celui de Mekas, la vie d'Anne Charlotte Robertson se déroulant dans un cadre bien plus restreint, en épousant aussi une temporalité plus resserrée), qui capte les choses dans une intensité qui échappe au regard ordinaire, et sert aussi de moyen de mise en scène ritualisée.

Parfois la réalité de ce qui est filmé vacille. Dans le Reel 23, elle dit « vivre une double vie ». L'on entend dans la bande-son : « Mother are you walking out of my dream ? This is an interview […] The thing that you're observing with me matches the vision that I've been having. Could you please explain ? […] Why my life is happening to mirror my fantasy ? ». Elle pense avoir vu l'acteur dont elle est amoureuse sur une la scène d'un théâtre et s'imagine que son chat porte le monde sous la forme d'une boule de laine. Ailleurs elle expose l'idée de réalités multiples qui coexisteraient. Le journal dans ses parties visuelles et sonores, qui se maintiennent dissociées (à l'exception de la seconde voix-commentaire qui donne une continuité à l'ensemble) permet de capter la naissance du délire et de l'obsession, de façon assez brute, sans ordonner le film à une fin de représentation mais lui conférant plutôt le statut de trace : ainsi il n'y a pas de montage, les bobines sont assemblées bout à bout5 (même s'il y a eu une certaine censure de la part de la cinéaste sur les images où elle apparaît nue et sur ce qu'elle appelle des « propos irréligieux »), et le lien entre la partie sonore et visuelle est assez lâche, sans intention précise de synchronisme.

 

 

 

Outre ce qui relève des épreuves de la vie quotidienne, les délires ou fantasmes exorcisés par le film sont aussi liés à la fabrication de l'image. Dans l'une des séquences du Reel 22, c'est un fantasme propre à l'autoportraitiste qui voit le jour, l'équivalence entre la caméra et le miroir : « Everything the mirror has seen should go into this tape right here ». Dans les deux bobines, le fait de filmer en tant que tel prend un caractère obsessionnel. Le fantasme central est celui qui donne sens au film lui-même, celui d'adresser le journal à son « véritable amour » : « Everything would have singificance later on for my true love, who would synchronize his film, his diary, with my film6 ». Tous les objets et inscriptions aperçus sont susceptibles d'avoir un sens qui n'est pas immédiatement lisible, comme si ces images du quotidien n'existaient qu'en vue d'un regard futur, celui de l'amour qui les comprendrait. Dans son commentaire rétrospectif, la cinéaste commente cette obsession avec un certain humour, sans pour autant en abandonner l'espoir. Faire un film serait un moyen d'arracher le présent à la solitude. Le film existe dans un présent déchiré qui est celui de l'existence même, à la fois désir et attente, adresse indéterminée. L'intention des images échappe même à l'auteur, il s'agit de filmer pour aller de l'avant (la cinéaste reconnaît la dimension thérapeutique de son cinéma), le film est une lettre cryptée qui doit trouver son destinataire, permettre un contact avec lui et une reconnaissance mutuelle. Notons que cet amour est lui-même une image, la cinéaste imaginant que son véritable amour pourrait bien être Tom Baker, interprète de la série Doctor Who, avec qui elle entretien une correspondance, en lui envoyant des enregistrements sonores et des fragments de film7. Au-delà de sa fonction documentaire, ou dans son prolongement, la caméra devient aussi un outil pour mettre en scènes des rituels ou exorcismes  : dans les couloirs de son appartement dans le Reel 22 ou contre Nixon dans le Reel 23. Plusieurs séquences la montrent en train de parler en « langue des signes » à la caméra.

 

 

C'est surtout dans le Reel 23 que l'écart entre les deux voix est le plus flagrant et illustre le moment le plus intense de la crise. Celle qui correspond au temps des images est souvent douloureuse, ou angoissée, poétique ou délirante. L'autre prend, du fait de son statut rétrospectif, plus de distance, confère un caractère narratif (faisant usage de l'imparfait) aux éclats visuels et émotionnels qui jaillissent dans l'instant. Elle intervient aussi bien comme commentaire des images que comme commentaire de cette voix première. Si cette voix qui est la plus audible est bien située (par rapport aux images, ou à l'autre voix qu'elle recouvre), l'autre vient d'on-ne-sait-où, toujours déplacée, en souffrance de lieu, ne pouvant se rattacher à rien.

L'on remarquera également la fixation sur la nourriture dans cet épisode. Le désir de perdre du poids est toujours présent, c'est même le point de départ du journal : « When I began the diary, I bought five rolls of film. I thought I’d film myself, one scene every day, moving around my apartment. And I would go on a strict diet: I knew of a photographer in New York [Eleanor Antin] who had simply taken a still of herself nude every day while she was on a diet. I wanted to do that, but at first, I wanted to be clothed, I wore a leotard. Every day I’d do one more scene ». Cette matérialité du corps et de l'alimentation renvoie en fin de compte à la matérialité du film lui-même. Pour se défaire de la pesanteur, il faut faire des images qui n'ont pas de poids, presque intangibles. Mais la boulimie persiste et le rapport au cinéma est peut-être du même ordre, elles partagent le même espace : les nombreuses bobines non développées sont consevées dans le frigo.

Reel 80 Emily Died (second edit) (1994) présente un changement important dans le traitement du son. Cette fois Anne Charlotte Robertson prend la parole face à la caméra en s'enregistrant en son direct, tout en conservant l'usage d'une deuxième voix à caractère plus narratif faisant le lien entre les séquences. Cette nouvelle approche du son stabilise l'image, les plans sont moins brefs et se déroulent à une vitesse moins trépidante. Cette bobine est plus proche du film de famille, plus sereine, aussi parce que plus proche de la nature et d'une vision lyrique du monde. La cinéaste se trouve dans un environnement plus stable puisqu'elle habite chez sa mère et s'occupe de jardinage, bien qu'elle souffre toujours psychiquement et qu'elle soit soumise à un traitement à base de neuroleptiques. Dans ce calme relatif un événement inattendu provoquera une nouvelle crise et hospitalisation : la mort de sa nièce Emily, âgée de trois ans, due à une hypertrophie cardiaque et à une accumulation de sucre dans le sang. Alors que dans les deux bobines des années 80 la mort du père est évoquée très brièvement, la Reel 80 est un véritable exercice de deuil et une tentative de communiquer avec les morts, qui passe par une incarnation plus marquée du sujet parlant. L'inquiétude de la prise de poids subsiste, mais elle semble ici accompagner une présence plus affirmée du corps, aussi bien de la cinéaste que des autres personnes filmées. Même si les apparitions d'Anne Charlotte Robertson à l'écran n 'étaient pas rares, qu'il s'agisse de brefs autoportraits, de scènes domestiques (liées au repas ou au ménage, ou aux interactions avec d'autres personnes), l'image qui défile ici à vitesse normale prend davantage de poids et de corps, par la frontalité d'un regard et d'une parole incarnés face à la caméra ou prolongés dans la synchronie d'un geste et d'un discours qui conjurent l'absence de l'autre.

 

 

 

 

 

 

1Une façon de nous faire rentrer dans l'expérience de ses troubles psychiques, puisqu'elle reconnaît entendre des voix : « My problem is that a lot of my paranoia is warranted. I can’t say the voices in my head are warranted, but I’m damned if I’m going to say they come from me! When a person starts getting third-person stories, more hideous than they’ve ever heard before, or ever read before, the psychiatric establishment says, ‘You invented that,’ and everybody else says, ‘You thought of that.’ Nobody, not even the psychiatrists, want to know how horrible the stories in your head are. I have never had a psychiatrist ask me, ‘And what do the voices say to you?’ No one has ever said, ‘What do you mean by the insane monologue in your head?’’ Nobody wants to know because they’re too scared. They think that the person is insane and hears voices is making them up and is in some way as evil as the voices », Entretien avec Scott Mc Donald dans A Critical Cinema, Book 2: Interviews with Independent Film-makers.

2Le motif du dédoublement de soi est aussi présent dans les deux premiers films de la cinéaste : Experiment (1976) et Pixillation (1976).

3Il était bien entendu impossible d'être internée avec une caméra. Mais elle-même reconnaît qu'il y a une limite à ce qu'elle peut documenter de sa souffrance : « My problem with a film diary (and with a written diary) is that sometimes I become so paranoid and obnoxious. Voices in my head become so frightening, and I cannot bring myself to document them. It’s just too terrifying » (Ibid.)

4Du moins qui adresse le présent à un regard futur : « I thought: This is my true soul. It might be the small details of my life. And some major ones. But it is true. Some day a guy will say : What have you been doing with your life ? I'll say : Well, here's something » (Reel 23).

5« I just do assembly editing. Everything I take is in the film. The only alteration I’ve made is the taking out I’ve been doing lately, and I really regret that in a way. I thought that with the diary it would be great if everything was included, if I left overexposed or underexposed film in. Then the guy who is in synchrony with me somewhere in the world would have plenty of room to put in his words. But lately I’ve been taking more and more out of the diary so that he has less and less space to put his own words over. Mostly I just take out anything that’s not visually comprehensible, that’s completely black or completely overexposed (thinking ahead to video transfer). Almost everything else stays in » (Entretien).

6« I am hoping that there is a man in the world (whether he’s a video or film artist I kind of doubt; I think he’s more likely someone like this actor, Tom Baker, I’m interested in) someone who has a burning desire to study parapsychology, and who’s in synchrony with me. For several years I kept a dream diary and I would write down in my diaries all the dreams I had. I’m looking for someone who has done the same thing with random thoughts, poems, images that have come to mind dream images. Somebody might have written a poem that said, ‘My love is kicking breadsticks across the table and reading the definition of ‘fat’ from a 1936 dictionary [elle se réfère ici à la façon dont a débuté le Five Year Diary].’ » (Ibid.).

7« I sent a ten-minute excerpt of the best of the naked that I was still too paranoid to keep in the film to [Tom Baker](He had written to me in 1989, thanking me for films of myself, my cats, and my family.) He’s a plausible nut. He’s a plausible nut. He might be The Guy. The thing is, if he isn’t, I’ve boxed myself into a corner. I’ve said I’d give all this to my husband. If I meet some other guy, and he’s the one, he’s going to say, ‘Where’s the film for me?’ I’m going to have to say, ‘I’ve already sent it away to some other man.’ », « when I started sending tapes to Tom Baker, that helped (I began in spring of 1986). There was a crisis one winter, when I was so depressed and so agonized because my family kept staring at me. I was the nut in the family and had to be carefully monitored, and I had no friends because the friends had left me because of the mental breakdowns and subsequent depressions. The only thing I could talk about was my films, and they just didn’t want to hear about it. I found myself becoming autistic. If my mother said something to me, I’d stammer, and I wouldn’t be able to say anything. The only thing that kept me going was taping for Tom every day. I gradually began to be able to talk again. And I still talk to him more than to any other human being. I talk on tape and I’m normal. I have to lie to my shrink » (Ibid.).

 

 


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 14/02/2017