Chantal Akerman / Maniac Shadows

La voix rauque au timbre si caractéristique de Chantal Akerman résonne dans les espaces du Centre d'art contemporain La Ferme du Buisson. Julie Pellegrin a souhaité axer cette exposition monographique autour de la présence de la cinéaste disparue récemment et brutalement. Le projet était en discussion depuis un petit moment déjà.

Une collaboration patiente et attentive avait été initiée lors de l'édition 2013 de la Nuit Blanche, imaginée par Julie Pellegrin et Chiara Parisi. Les promeneurs tardifs, devenus veilleurs entêtés, gardent pour toujours le souvenir de Chantal Akerman, seule sur la scène aux fastes feutrés du Théâtre du Chatelet, absorbée pendant 6h dans la lecture du manuscrit du roman qu'elle était alors en train d'écrire Ma mère rit. Une version de la lecture a été enregistrée à The Kitchen à New York lors du vernissage de l'installation Maniac Shadows, toujours en 2013. Au Centre d'art contemporain La Ferme du Buisson, l'écran qui restitue cette présence occupe une place centrale et la voix de l'artiste se mêle aux bruits et chuchotements du monde véhiculés par les autres écrans, flottement et insistance qui habite littéralement les espaces.

Une autre étape de cette collaboration s'est jouée en 2015 au moment de la Biennale de Venise, autour d'un projet pour le Pavillon Français qui n'a malheureusement pas été retenu, jugé trop politique. Okwui Enwezor, le commissaire général de la Biennale saura intégrer l'installation Now dans son accrochage, All The World's Futures, à l'Arsenale.

Pour revenir à La Ferme du Buisson, les discussions étaient déjà bien entamées quand est survenue la mort de la cinéaste. Claire Atherton, monteuse et collaboratrice fidèle de Chantal Akerman, a été une interlocutrice précieuse pour imaginer la spatialisation des vidéos. Loin de l'ambition d'une rétrospective, évitant tous les écueils d'un hommage posthume, l'exposition conçue par Julie Pellegrin ponctue, à travers un choix très précis d'œuvres incontournables, le rôle pionnier de Chantal Akerman dans la réflexion et la pratique de ce que Dominique Païni appellera plus tard "le cinéma élargi". Saute ma ville témoigne dès 1968 d'une volonté de s'affranchir des normes et des étiquettes, de décloisonner les champs artistiques. Ce premier geste cinématographique d'une jeune femme d'à peine 18 ans inscrit sur une seule bobine de 35mm, le format du cinéma classique, une temporalité proche de la performance, des actions du quotidien, cantonnées dans la cuisine d'un appartement de la banlieue bruxelloise : "je chante, je danse, je mange, je nettoie et je saute." Le rythme est enjoué, une ritournelle frénétique accompagne le cours de choses en train de dérailler. Certaines des tensions qui vont nourrir le travail d'une vie sont déjà à l'œuvre : l'espace cloisonné, l'émancipation des femmes, l'aliénation.

Le changement de ton est radical, pourtant les questions persistent dans La Chambre, film tourné en 16mm, avec le concours de Babette Mangolte, réalisatrice attitrée de la Post Modern Dance, ayant pris pleinement part à l'effervescence des années 70 à New-York. Les lents panoramiques à 360° de la caméra découvrent des natures mortes, au sein desquels la présence de Chantal Akerman, immobile, allongée sur un lit, convoque dans sa pose des pans entiers de l'histoire de l'art. La mécanique semble implacable. Pourtant, à un moment donné, le cours des choses s'agrippe, promet de s'inverser. Avec ce dispositif, il s'agit avant tout pour l'artiste de donner du temps et de l'espace au spectateur, lui permettre de prendre conscience de son regard.

Le régime des images devient fantomatique, dessine des polyphonies fragiles, au bord de l'évanouissement, telles ces ombres sur le sable d'un rivage ou ces silhouettes floues dans le clair-obscur d'un appartement familial. Bourdonnement sourd, lignes de basse continues, les tensions ici / là-bas, présence / absence, sphère domestique (la cuisine de sa mère) / sphère publique ou encore médiatique (après la victoire de Barack Obama), déplacement / renfermement, sont plus que jamais évidentes, dans les espaces flottants, qui intiment de multiples circulations entre les écrans de l'installation Maniac Shadows, déployée de manière inédite au rez-de-chaussée du Centre d'art contemporain La Ferme du Buisson. Figées sur un mur qui aligne une mosaïque de vidéogrammes, labouré par autant de temps en suspens, répétitions et motifs qui se font écho de New-York à Tel-Aviv en passant par Bruxelles et Paris, les images deviennent impossibles dans l'installation Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide, fruit d'un atelier de création radiophonique en 2008, d'une certaine manière alpha et oméga de l'exposition. Les voix résonnent dans l'espace, évoquent d'autres présences, d'autres époques et d'autres lieux, avec leurs joies menues et leurs horreurs. La condition de la femme et la Shoah hantent cette conversation à demi-mots entre une fille et sa mère, ayant comme point de départ le journal intime, écrit en langue polonaise alors qu'elle était adolescente, de la grand-mère disparue dans les camps, et dont la première phrase dit littéralement : "je suis une femme donc je ne peux pas..."

L'exposition Maniac Shadows dresse avec une grande pudeur et beaucoup de finesse un portrait en creux de "la cinéaste du manque". Toute une série de programmations* viendra d'ailleurs habiter les espaces où la présence tout en éclats de Chantal Akerman persiste.

*   http://www.lafermedubuisson.com/programme/chantal-akerman


Crédits photos : courtesy Chantal Akerman Estate et Marian Goodman Gallery, Ferme du Buisson © Emile Ouroumov

Publié le 03/01/2017