Cinéma / Parole #31. Frédéric Danos

Le film est né d'une situation singulière. Le réalisateur, Frédéric Danos, avait des questions très personnelles à poser à son oncle Philippe concernant sa famille. Ce contexte signalait un film possible qui en même temps semblait irréalisable. A la même époque, le réalisateur découvre Numéro zéro, un film important dans lequel Jean Eustache cherche à se débarrasser de tous les artifices cinématographiques pour faire un portrait en plans séquences de sa grand mère selon un dispositif à deux caméras, permettant de filmer pendant deux heures sans interruption, afin de créer les conditions, cinématographiquement rares, d'un accueil de la parole. Frédéric Danos a souhaité reproduire cette situation qui permet à un récit qui n'est pas conduit de se produire tout de même et de lui-même. Dès lors, ce film à faire n'importait plus du tout par ce que son auteur voulait savoir de sa famille, mais par cette volonté de susciter un récit susceptible de se produire sans se laisser a priori infléchir extérieurement.

Le tournage sur support argentique par Jean Eustache imposait deux caméras, car les pellicules 16mm imposaient des plans d'une durée ne pouvant excéder une douzaine de minutes. Frédéric Danos reproduit cette contrainte avec des outils vidéos, en fixant arbitrairement la rupture de plan, et donc le changement d'axe de caméra, à 20 minutes de tournage. Ce dispositif très simple, tout en étant parfaitement artificiel, permet de rythmer le récit, en relançant la discussion et en provoquant un appel régulier de et à notre attention. C'est aussi un dispositif dans lequel le film, au lieu même de son tournage, à l'instant même de sa fabrication, a parfaitement conscience de sa temporalité, de ses ruptures, de ce qui est en lui et de ce qui est hors de lui. Nous sommes finalement confrontés à la fiction d'un film qui, par son découpage, suppose un montage qui ne se fera pas. Philippe est à la fois un film  qui dit paradoxalement son refus du montage et qui pourtant assume pleinement les possibilités et les enjeux propres à cette étape de réalisation, qui sont congédiés et exacerbés par une même décision artistique. Les moments où Philippe évoque des propos qu'il est en train de dire en soulignant qu'il faudra les couper au montage participent de cette conscience du film et de ses opérations. Et l'unique raccord de plans que le film nous donne, que rien ne permet d'anticiper et qui nous rend soudain le personnage de Philippe beaucoup plus proche, fait de cette possibilité du montage un événement dans le film lui-même. 

Ce parti pris de proposer un film brut, sans coupes ni sutures, est particulièrement stimulant pour notre regard, qui peut et doit dès lors se tourner vers une situation réelle, sans dissimulations ni artifices. Le procédé donne au personnage une présence beaucoup plus sensible. Le temps long que cela impose épouse parfaitement le fait d'une parole dont le contenu évolue et qui commence par surgir au cœur d'une pudeur et d'une incertitude initiales. Quelque chose se libère, Philippe se dévoile progressivement. Cette forme très indécise du film et de la parole qu'il reçoit dit beaucoup sur le personnage, ainsi que sur celui qui le filme, présent et caché à la fois, toujours sur le seuil de son propre film.

C'est très nettement le lien familial qui a rendu ce film possible. Philippe n'aurait pas pu produire ce récit devant un autre cinéaste que Frédéric Danos, et réciproquement, Frédéric Danos n'aurait pu faire un tel portrait avec quelqu'un qui aurait été parfaitement étranger à sa propre histoire. Avant que le film ne se fasse, chacun de ses deux acteurs a en effet une opinion sur l'autre, faite par 50 ans d'histoire familiale. Le film, c'est le fait que ces deux opinions s'accordent sur un même objet. Car Philippe consiste tout entier en l'exercice d'une relation. Philippe parle à Frédéric et perçoit en même temps ses sentiments à l'instant même où il lui parle. La situation filmée se donne donc ici comme un parfait catalyseur de l'émotion. La vraie difficulté, dès lors, c'est de ne pas se laisser aller, car des paroles peuvent blesser, ce dont Philippe a du reste parfaitement conscience, tout en laissant aussi s'exprimer ce qu'il peut y avoir d'inavouable dans cette histoire familiale. C'est le temps du film, sa patience, qui permet cet équilibre fragile et improbable. 

Cette temporalité est aussi la condition pour laisser faire la parole elle-même, pour lui permettre de s'ouvrir peu à peu et de livrer des choses vraiment très personnelles sans qu'elle ne tombe pour autant dans quelque chose de parfaitement impudique. A travers ce témoignage, le film raconte des époques, des pratiques et des idées qui ne sont pas circonscrites à une famille parfaitement close sur elle-même, mais peuvent être partagées par tous. Car il y a aussi, avec Philippe, un acte de cinéma, dont le propre est de filmer ensemble la parole et l'épuisement. C'est une manière de chercher à mettre en scène ce qu'il peut y avoir d'ouvert et d'infini dans une situation en perpétuelle mobilité. A cet égard, Philippe, a quelque chose d'assez proche de J'ai mis 9 ans à ne pas terminer (1), qui est pourtant un projet formellement très différent du film. Le caractère inépuisable de la mémoire et du souvenir est sollicité d'égale manière dans les deux objets, mais à des endroits différents. En cela, ces deux œuvres très personnelles racontent beaucoup de l'histoire de chacun, car elles activent aussi la mémoire individuelle de celui qui les reçoit, et qui, inévitablement, est invité à chercher des correspondances entre le récit d'une famille qu'il ne connait pas et la trame ou les événements de sa propre histoire familiale.

C'est finalement parce que les ressorts dramatiques du récit sont extrêmement banals que la parole, qui relève du monologue, peut se déplier sans fin. Ce qu'il peut y avoir de littéraire dans le discours tient peut-être à cet endroit, dans cette nécessité de dire sans interruption une narration dont le contenu est très maitrisé, mais dont la forme se découvre à travers son propre chantier. Le fait que quelques références littéraires essaiment le récit — il est notamment question de Faulkner et de Pasolini — est à cet égard particulièrement décisif. Philippe apparait alors sous un jour nouveau : il y va à travers ce film d'un art de raconter qui n'est finalement pas étranger aux grands tableaux balzaciens, le film relève de la chronique d'une époque et tient pourtant tout entier dans le presque rien d'un face à face entre deux individualités qui n'ont au premier abord rien de remarquable, sinon qu'elles se tiennent l'une  vis-à-vis de l'autre, dans l'espace contraint fixé par le cadre d'une caméra.

La narration n'étant pas a priori dirigée vers un événement déterminant qu'il s'agirait de dévoiler, la parole peut se dérouler à l'infini, dans un mouvement dont le terme est nécessairement arbitraire, fixé par ce dispositif imposant un tournage de deux heures chronométrées. Quelle que soit la teneur du récit à ce moment là du tournage, le film doit s'arrêter et dit qu'il doit le faire. Cela donne au cheminement proposé un côté à la fois ésotérique et onirique, un mouvement à même d'épuiser l'inépuisable. En cela, le film s'achève sur un moment de grande ouverture, qui appelle un recommencement. 

(1) Une déclinaison web du projet est en ligne depuis juin dernier. Vous pouvez réserver une séance avec Frédéric Danos sur le site www.9ans.com

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 11 décembre 2016.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 17/12/2016