Rencontre avec Marina Déak

Après avoir réalisé plusieurs courts métrages ainsi qu'un premier long métrage de fiction remarqué en 2011, Poursuite, Marina Déak a livré avec Si on te donne un château, tu le prends ? un long-métrage documentaire profondément singulier, où la question de la liberté et de la fabrication d'un regard se pose à tous les niveaux du film, jusqu'à en devenir le centre. La réalisatrice revient sur le processus de fabrication du film et sur le trajet qu'elle a effectué pour aboutir à cette écriture singulière.

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ABLC : Quelle a été la genèse du film ? Qu'est-ce qui t'a donné envie de réaliser un documentaire autour de la question du logement, de l'habitat en France ?

Marina Déak : Il y a plusieurs réponses. Une première réponse d'ordre général concerne la question du «vivre ensemble» que soulève le film, et à laquelle on ne peut pas ne pas s'intéresser, je crois. Cette question de comment avoir un toit sur la tête, à quel endroit et à côté de qui, est centrale dans nos vies et définit très concrètement notre rapport au monde. Je ne sais pas si cela suffit à faire un film, mais cela a en tout cas amorcé chez moi un mouvement qui m'a rendu attentive à tous les événements et rencontres du quotidien qui rejoignaient cette interrogation. Une autre réponse, d'ordre plus personnel, est que j'avais très envie de me confronter à la forme documentaire.

Je n'ai pas immédiatement pensé à un long-métrage documentaire divisé en trois parties, j'avais plutôt envie de réaliser une série documentaire autour de la question du logement. Je pense que quelque chose d'essentiel se joue à l'intérieur de cette question, puisque la manière qu'ont les gens d'habiter, un lieu, quelque part, raconte énormément de choses sur leur rapport au monde, leur parcours, leur histoire personnelle. Mon précédent long-métrage de fiction, Poursuite, posait également cette question du logement, de la possibilité ou de l'impossibilité de se loger ensemble, bref de la matérialité de la vie contemporaine. Il n'y a pas de vie abstraite en dehors de la vie concrète, selon moi. Cette question du logement rejoignait aussi mon intérêt pour d'autres éléments, comme l'architecture, et la maison comme espace de cinéma qui est fascinant à filmer.

ABLC : Le choix d'un tel sujet t'oblige à te poser immédiatement des questions essentielles de mise en scène : filmer le lieu de vie de quelqu'un, c'est trouver et choisir la place que l'on occupe dans l'espace, et donc le regard que l'on pose sur les individus que l'on filme.

Marina Déak : La matière du cinéma est l'espace et le temps, et dans l'espace, la question de l'inscription des corps dans les lieux est le centre. Cette question se poserait aussi pour n'importe quel autre sujet, mais ici cela devient très concrètement l'enjeu principal du film, tout du moins de sa mise en scène. L'élaboration du récit et la découverte des différents espaces s'est faite un peu au hasard, j'explique d'ailleurs dans le carton d'introduction que c'est ma rencontre avec des agents immobiliers qui a provoqué le désir de filmer. J'envisageais à un moment d'acheter une maison à la campagne, et le fait de visiter un certain nombre de maison par ce biais m'a donné envie de faire un film construit autour de ce mouvement. Le fait de découvrir un espace, la manière dont les précédents occupants l'ont habité tout en y projetant ses propres fantasmes devenait un vecteur formidable d'imagination.

Ensuite, une amie qui travaillait dans l'urbanisme m'avait parlé de la Grande Borne et de la problématique des rénovations en général, de ce que cela permettait de changer ou non pour les habitants des cités. Ce nouvel élément posait la question du dialogue avec les institutions politiques, de la manière dont ces échanges et ces démarches transforment le quotidien des citoyens en essayant de les inclure dans un projet de transformation de leurs lieux de vie.

La troisième part du film vient de ce que j'ai moi-même rencontré des gens qui habitaient en camping à l'année, alors que je ne soupçonnais même pas l’existence de ce mode de vie. J'ai découvert un autre monde, une manière de vivre qui n'avait pas l'air misérable comme on serait immédiatement amené à se le représenter, à cause de nos représentations conventionnelles de l’habitat. Ce qui soulevait aussitôt de nouvelles questions, dont celle de cette image qu’on a, de ce qui est bien ou pas, acceptable ou pas. Il m'a alors paru évident qu’il fallait lier ces trois éléments entre eux : le petit marché privé de l'immobilier à la campagne ; une cité de banlieue avec des gens qui travaillent autour du logement et de l’urbanisme ; enfin, cette solution totalement alternative du camping que des gens se sont trouvées, entre contrainte et choix, et dont on parle peu ou pas dans le champ médiatique ou alors seulement de façon misérabiliste.

ABLC : L'agencement de ces trois parties dans cet ordre s'est-il fait au moment de la découverte de chacune de ces situations, et est-ce que cela correspond à la chronologie du tournage ?

Marina Déak : Non, les choses se sont déroulées de façon beaucoup plus éclatée. Je ne me souviens plus dans quel ordre chacune de ces trois parties ont été découvertes, mais quand chacune est apparue à son tour, il a été évident d’emblée de l’associer aux autres. Il n'y avait pas non plus de règles établies quant au déroulement du tournage, exception faite de la partie dédiée à la Grande Borne où l'on suivait un processus sur un temps long, qui a imposé de fait un tournage au long cours, pour filmer l'avancement des travaux et du processus de concertation. Le tournage des deux autres parties s'est organisé par ailleurs, en fonction des rencontres avec les protagonistes les plus justes et de l’avancement en production du film.

ABLC : Le rapport aux espaces et aux individus que tu filmes n'est pas le même dans chacune de ces trois parties : dans la deuxième partie consacrée à la Grande Borne, le fait de suivre un processus avec la mise en place d'un chantier par les instances politiques induit une certaine distance, tu te places plus en observatrice des événements, alors que tu es plus «active» dans la troisième partie, tu prends ouvertement la parole dans les scènes jusqu'à apparaître à l'image avec les membres de ton équipe au milieu des campeurs. Le film interpelle en ceci qu'il ne trouve pas sa cohérence dans une unité de regard apparente, mais dans la conscience d'avoir à effectuer différentes approches pour bien regarder chacun des espaces et saisir l'essence de ce qui s'y déroule.

Marina Déak : Le fait qu'il n'y ait pas d'unité de regard apparente constitue la question principale du film, ainsi que l'affirmation que j'avais envie de formuler. L'unité ne vient pas d'un regard que j'apposerais systématiquement pour l’ensemble du film, chacune de ces parties comprise, mais d'une question que je pose et de la justesse de cette question. Pour moi, chaque chose que je regarde (individu, situation, lieu...) détermine la façon dont je la regarde. Évidemment, c'est aussi la question que je lui pose qui détermine en partie ce qu'elle va m'imposer. Mais pour moi, le travail est d'abord d'entendre sa logique à elle, et ce que cette logique me demande. Il ne peut donc pas y avoir d'unité formelle préalable, puisque les trois lieux que je filme sont différents et que ce sont à chaque fois des enjeux différents. Là où le regard est le même, ce serait dans ce que j'appelle la «justesse», c'est-à-dire ma tentative de répondre avec justesse à cette obligation de regarder chaque chose avec sa propre logique. Rétrospectivement, je me rends compte que la question que j'avais fondamentalement envie de poser à travers ce film, dans chacune de ses trois parties mais surtout dans leur rapprochement, est : «comment être libre ?» J'ai compris après coup que cette question du « logement » était le moyen de traverser concrètement cette question, dont le logement est un point d'incarnation dans nos sociétés modernes.

ABLC : Si le film pose cette question de la liberté individuelle par le prisme du logement, il devient lui-même un espace où tu éprouves ta propre liberté de cinéaste, puisque tu ne filmes pas de la même manière chacune de ces situations.

Marina Déak : La situation et mon positionnement par rapport à elle détermine la façon dont je vais la filmer. Je ne pense pas que l'on puisse ni que l'on doive tout filmer de la même manière, sinon on arase absolument tout. Je n'ai pas le même rapport avec des gens de banlieue qu'avec des gens qui vivent à la campagne, ou encore à ceux qui vivent en caravane. Le travail qui se produit dans chacune de ces configurations impose un certain type de regard, ainsi qu'un certain type de montage. La partie médiane que constitue la Grande Borne a une forme très différente des autres, plus journalistique en un sens, parce qu'il y a un contenu spécifique qui doit être expliqué au spectateur. C'est aussi bête que ça. J'aurais pu choisir de filmer ces travaux dans cette banlieue sans être dans l'explicitation du contenu, rester dans une opacité et juste observer le déroulement des événements. Seulement, je n'aurais pas répondu à la question qui m'intéressait, à savoir : qui décide quoi, dans ce processus à cet endroit. À partir de ce moment-là, il faut expliciter, aller dans les détails, décrire et faire comprendre le processus qui se déroule. Il faut voir précisément la machine pour la comprendre. Là où la question de la liberté se pose, c'est dans cette idée qu'un film ne doit pas nécessairement avoir une forme homogène, qu'il peut prendre des virages. Et l’homogénéité vient d’ailleurs, elle est dans la proposition que fait le film. Pour moi, ce n'est même pas un point de liberté, c'est une évidence. Je n'ai pas l'impression de crier mon envie de liberté en disant que je vais faire un film hétérogène, encore une fois c'est le sujet qui impose cet éclatement, et mon devoir est de trouver la justesse par rapport à chacune des questions qu'il soulève, qui alors seulement crée la justesse de l’ensemble, et fait un film, un seul.

ABLC : La première partie du film où tu suis les employés d'une agence immobilière à la campagne est assez surprenante, car tu poses un regard bienveillant sur cette profession qui est largement dépréciée dans l'inconscient collectif. Les agents immobiliers sont présentés comme des gens dont la fonction est d'accompagner le regard de clients qui découvrent de nouveaux lieux, et dont le spectateur partage la fascination de l'exploration de chacun de ces espaces.

Marina Déak : Je tenais à ce que le regard posé sur les employés de cette agence soit bienveillant. Il y aurait mille films possibles sur des agents immobiliers escrocs, ridicules, qui pourraient être très drôles, mais ce n'était pas mon propos. Lors de mon « casting d'agents », je suis explicitement allée vers les « gentils », pas parce que je voulais faire un film sur la gentillesse, mais parce que je ne voulais pas faire un film à charge et que je voulais traverser des espaces, sans le filtre qu’aurait créé la charge, ou la satire. Il fallait donc beaucoup de bienveillance des deux côtés, pour que l'on puisse tout simplement regarder, les espaces, les gens, les situations. Il ne fallait pas que des écrans s'interposent et brouillent les rapports et le regard. Les agents étaient pour moi des vecteurs et des médiateurs, il n'y avait aucune raison d'être à charge. J'ai choisi des profils bienveillants certes mais surtout assez neutres ; s'ils avaient été maternants ou envahissants, cela aurait été tout aussi problématique. Mon propre regard est d’intérêt, d’interrogation, de curiosité : sans malveillance, ce qui ne m'empêche pas non plus de rire parfois de certains gestes. Mais dans toute cette partie, et les deux autres aussi, je pars d'un point de vue neutre, celui de quelqu'un qui découvre.

ABLC : C'est intéressant, tu disais plus haut que ce sont les choses qui déterminent la façon dont tu les filmes, que tu t'emploies à répondre à la logique qui leur est propre. En même temps, tu es consciente que tu veux effectuer un certain trajet, ce qui influence ton approche. Dans le cas de l'agence, tu choisis par exemple de ne filmer qu'un certain type de rapport.

Marina Déak : J'ai fait un casting d'agence, mais pour quelle raison ? Je voulais filmer des gens qui visitent des lieux, et pour conserver la pureté de cette situation, il fallait que j'écarte les éléments exogènes au cœur de cette situation. Une fois ces éléments écartés, je pouvais commencer à filmer, et à l’intérieur de ce cadre, laisser alors d’autres éléments apparaître, exogènes cette fois, oui, mais avec le moins de biais possible, grâce au cadre dégagé d’abord posé : des éléments qui vont évidemment constituer la chair du film. Mais je voulais pouvoir les regarder en étant dégagée de ce qui aurait empêché de les regarder. D’où cette recherche de neutralité, essentielle. J'insiste là-dessus, parce que cette logique a été la même pour toutes les parties du film. Dans la troisième partie consacrée au camping, j'ai été un peu plus interventionniste. Il y avait parmi les campings des endroits vraiment misérables, vraiment sinistres, d'autres plus joyeux, dans chaque cas cela racontait quelque chose de très différent. Ici, l'ordre de tournage à son importance, car j'avais déjà effectué beaucoup d'allers-retours à la Grande Borne au moment où l'on a cherché le camping où tourner, et mon point de vue sur l’équilibre global du film avait évolué. Le temps passé à la Grande Borne avait révélé un tableau à mon sens plus noir que ce que j’en avais imaginé au départ, et me donnait du coup un autre regard sur ce que je voyais des campings, et sur ce qu’il me semblait intéressant d’en montrer. « Intéressant » n’est d’ailleurs pas le bon mot : plus juste, à nouveau. Donc pour le camping j'ai été plus orientée, je ne me suis pas contentée de filmer « des gens qui habitent en camping », j’ai choisi ce camping-ci, qui n’était pas absolument misérable comme d’autres pouvaient le sembler (ni d’ailleurs luxueux comme certains autres qui racontent encore une autre histoire), car je voulais que le spectateur ait accès à la part joyeuse de la situation, ce que filmer dans un camping plus misérable aurait empêché. J'ai trouvé que, dans cette troisième situation, et au vu des parties précédentes, le facteur « misère » empêchait le regard au lieu de l’ouvrir, et ce n’était pas ce que je voulais.

ABLC :Tu as choisi d'occulter sciemment cette dimension misérabiliste du camping par souci d'équilibre avec la deuxième partie tournée à la Grande Borne, où le regard que tu poses sur les institutions qui essayent d'inclure les habitants dans leur projet de rénovation se fait beaucoup plus ironique, plus acerbe ?

Marina Déak : Je ne suis pas tout-à-fait d'accord avec cette lecture sur la deuxième partie, car la neutralité à laquelle je tenais dans la première partie vaut aussi pour la deuxième. Ce qui apparaît comme une prise de position de ma part est déterminé par cette neutralité. C'est ce que je suis allée regarder qui a fait émerger un positionnement critique, avec son ironie etc. Tout le travail de montage sur cette deuxième partie a été un véritable casse-tête, car on aurait pu en tirer très facilement une charge très violente contre l'institution, et on a choisi de ne pas aller là-dedans, car ce n'était pas l'enjeu. L'enjeu, encore une fois, était d'être le plus juste possible. Évidemment, il ne s'agit pas de masquer l'ironie qui en sort, et dans le montage je choisis de l'accompagner (et avec un certain plaisir), mais cette ironie n'est pas mon axe de départ. Puis il arrive aussi un moment où la justesse qui conduit le regard doit être bousculée par des discours extérieurs, comme le clip réalisé par les jeunes de la cité ou encore les images d'archives. Ces images apportent un point de vue différent et divergent, mais elles ont surtout pour fonction de rappeler que cette situation s'inscrit dans une certaine histoire et à l'intérieur d'une réalité à laquelle elle se cogne. Cela produit un effet d'ironie qui peut être assez fort, mais qui participe toujours de la justesse recherchée.

ABLC : Cette dialectique que tu recherches dans la mise en scène et le montage de cette deuxième partie semble absente de la troisième partie dévolue au camping, puisque tu choisis de ne pas montrer tout un pan de la réalité de ce mode de vie. Cela induit l'idée, très intéressante, que la volonté dialectique peut ne pas être pertinente à tous les endroits d'un film.

Marina Déak : Oui et non. Je ne pense pas que j'occulte la dimension misérable de la vie en camping ; la plupart des spectateurs perçoivent cette dimension du lieu sans qu'on ait à la leur mettre sous le nez. C’est l’inverse : si on met le nez du spectateur sur la misère, il ne peut plus voir qu’elle. Je ne voulais pas me focaliser là-dessus, mais je ne voulais pas non plus l'occulter. J'ai choisi de me focaliser sur l'aspect joyeux de ce mode de vie, ce que je n'avais pas prévu a priori lorsque j'imaginais le film. C'est le tournage de la partie à la Grande Borne qui a déterminé ce parti-pris car j'y ai été saisie par ce qui m'apparaissait comme une grande tristesse, j'avais vraiment la sensation de me retrouver devant une impasse, de filmer une impasse. Le camping me renvoyait quelque chose de plus vivant, de plus joyeux, et j'ai choisi de faire en sorte que le spectateur puisse le ressentir lui aussi - me focaliser là-dessus, au sens de : lui permettre de le voir sans être empêché par des filtres trop massifs (les idées qu’on s’en fait, les images de misère).

ABLC : La troisième partie fait également apparaître une forme d'utopie, puisqu'elle s'achève sur cette scène où deux des campeurs se parlent très simplement, échangent entre eux sans qu'il y ait un enjeu de pouvoir qui serait déterminé par les intérêts marchands ou politiques. C'est également le moment où tu t'intègres avec ton équipe technique à l'intérieur des plans, où tu choisis de dialoguer ouvertement et d'apparaître au milieu des campeurs. On sort de la neutralité nécessaire aux deux premières parties.

Marina Déak : Pour résumer, on sort de la neutralité pour aller vers l'égalité. L'utopie politique et esthétique qui veut que chacun ait sa place dans le monde et dans l'image, sans rapports de pouvoir. C'est quelque chose que je ne mesurais pas en préparant le film et qui nous a sauté aux yeux à toutes les étapes du tournage, et tout au long du montage : le pouvoir est en jeu absolument partout. Chez les agents immobiliers, il faut pouvoir être légitime, présenter les bons papiers, les fiches de payes pour être pris au sérieux. La question du pouvoir est éclatante dans la partie de la Grande Borne, puisque l'on est face à des décisionnaires qui aménagent le territoire où vivent les populations. Le point utopique du camping réside dans le fait qu'il s'agit d'un lieu « hors pouvoir ». Qu'est-ce qu'il reste lorsque l'on a enlevé le pouvoir ? La liberté. Et enlever le pouvoir, cela implique de s'inclure dans le plan.



Publié le 13/12/2016