Histoire de ma vie racontée par mes photographies de Boris Lehman

  Re:voir poursuit son travail éditorial autour du cinéaste belge Boris Lehman avec Histoire de ma vie racontée par mes photographies (2002), tourné entre 1994 et 2001 et qui s'insère dans le cycle autobiographique Babel entamé en 1983 (1). Dans le coffret dvd est inclus le livre homonyme jadis édité par Yellow Now.

  Le récit de soi n'est jamais linéaire chez Lehman, il passe toujours par l'altérité (« je c'est nous », répète-t-il à plusieurs reprises), ainsi dans les 3 heures et demies du film, le cinéaste-photographe trace une autobiographie différée, digressive, parcellaire, proche en cela du Tristram Shandy de Laurence Sterne qu'il cite au générique dans sa liste d'emprunts et citations : l'histoire d'un homme essayant de se raconter mais n'y parvenant que par de nombreux détours (« cette fois je vous raconte ma vie, non, je ne vous raconte pas ma vie, ce sont les autres qui me racontent, et moi je raconte celle des autres »).

  Il compose une suite de séquences relativement autonomes, mais tournant toutes autour de la photographie, aussi bien de sa propre pratique que des photos d'autrui : ainsi figure dans le film le photographe aveugle Evgen Bavcar, ou des collections de photos anonymes trouvées dans la rue ou commémorant les victimes de la Shoah. La photographie est donc liée à la disparition, elle fait toujours émerger un point aveugle : comment peut-elle devenir un outil de connaissance de soi, un récit d'existence ? Même l'espace concret où le cinéaste conserve ses photographies dans son appartement s'avère presque impossible à filmer (« Chaque fois qu'on essaie de pénétrer tout s'écroule, il n'y a pas de place pour la caméra ou le son »). Il faudra donc aller au-dehors.

  Une bonne partie du film se déroule entre Lehman et ses amis, dans un acte d'anamnèse partagé : ce sont les réactions aux images plus que les images elles-mêmes qui sont d'abord filmées. En plus d'être un pont temporel, la photographie fait le lien entre deux personnes, celui qui prend la photo et celui qui donne son image. La notion de don, de sacrifice de l'image et par l'image est bien là. L'holocauste n'est jamais loin chez Lehman, et il y a toujours une résonance sacrée dans son cinéma sous l'apparence profane du quotidien : ici une évocation de Saint Sébastien avec des photos grandeur nature percées de flèches, ainsi qu'une évocation mythique de l'ombre dessinée par Dibutade, trace de ce qui fuit à l'égal de la photographie. C'est cette approche que Lehman semble d'abord privilégier, dans une tension entre la monstration et la dissimulation. Il y a à la fois le désir de montrer et de cacher : Lehman avoue feuilleter les images très vite de sorte que l'autre ne voie quasiment rien, ne cherche pas à reconnaître ou à comprendre (« tout expliquer, je m'y refuse »). Le projet est mis en question tout au long du film : « je ne veux pas montrer mes photos, je ne veux pas montrer mes films, je ne veux pas demander de l'argent » dit-il au bout d'une heure. Comme le premier film du cycle Babel, il semble être confronté à une tâche inachevable, une œuvre qui serait faite de son impossibilité. Presque à la film du film, Lehman dit : « Qu'on me pardonne ces longs détours, cette longue promenade à travers des images, à trouver des idées très confuses, à ne pas pouvoir déchiffrer les images, à ne reconnaître plus personne, à se résigner devant la perte et l'oubli ».

  Dans le parcours du film, la photo tend à se détacher de sa valeur mémorielle (« effacer les souvenirs, sauver les images », peut-on lire sur un des cartons qui ponctuent et structurent le film), justement après la visite des archives du Musée Juif de Belgique et du cimetière où sont enterrés les parents du cinéaste. Confrontée au gouffre de l'oubli, elle va s'affirmer comme pur geste, manière de retenir, de suspendre le temps une fraction de seconde sans avoir d'autre valeur que cet effleurement de l'instant : l'offrande de Lehman sur la tombe de ses parents - quelques pierres - est indissociable du fait qu'il la photographie, un presque rien qui fait face à l'anéantissement. En tant que gestes et objets qui résistent (et qui meurent aussi), ce sont les propriétés matérielles de la photo qui s'affichent : elles sont aussi bien des objets visibles que manipulables, et même comestibles. Le rapport du corps et de la photographie avait déjà fait l'objet de longues séquences où l' « homo photographicus » et ses appendices apparaissaient à nu, dans leur confrontation au vieillissement et à l'usure : une longue séquence de démontage de l'appareil photo défectueux précède une visite médicale. Mais à la fin du film deux séquences font valoir la présence paradoxale des photographies, leur part d'intangibilité. Dans l'une d'elles, muette, qui succède à la lecture de quelques fragments du Temps retrouvé, les photos sont montrées pour elles-mêmes, sans aucun commentaire ni aucun ordre apparent, du moins sans souci de chronologie, au rythme régulier d'une par seconde. Le temps et son caractère éclaté sont rendus palpables de façon plus littérale encore dans la séquence qui suit : des images déjà vues du film et des photographies sont projetées sur différentes parties du corps de Lehman. L'on entend à la fois le son du projecteur (plus ou moins audible tout au long du film) et le tictac d'une horloge. Finalement ces images brûlent sous nos yeux, leur destruction laissant transparaître leur support, aussi bien leur matière propre que le corps du cinéaste. La photo permet de tenir en main une fraction de temps, mais le temps au cinéma ne peut justement pas être arrêté, car l'image se consumerait à sa propre lumière.

 

(1) Pour plus de détails sur l'oeuvre globale du cinéaste, voir cet article.


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 25/11/2016