Jocelyn Cottencin et Emmanuelle Huynh / A Taxi Driver, An Architect and the High Line

Des blocs de mouvement entrent en résonance, se font face, créent de troublants échos. L’espace du Silo U1 est plein, tiraillé par une multitude de lignes de fuite, entre les trois écrans qui constituent l’installation A Taxi Driver, An Architect and the High Line. Comme chaque année, la passionnante programmation du festival C’est comme ça ! est accompagnée par des propositions plastiques. Pour cette nouvelle édition, nous retrouvons la jeune sculpteur Sara Favriau, après son exposition très remarquée au Palais de Tokyo, ainsi qu’Emmanuelle Huynh et Jocelyn Cottencin. La chorégraphe et l'artiste visuel nous livrent un portrait sensible de New York, loin des lieux communs et des passages obligés, s’attachant aux creux de la ville, se tenant à l’écoute de ses flux intimes.

L’espace, la mémoire, l’architecture sont autant de plans de consistance de cette œuvre filmique où la danse fait irruption de manière discrète mais insistante, présence silencieuse, minimaliste, essentielle, qui rend possibles des conjonctions surprenantes, ayant la force des révélations furtives, des glissements sémantiques et sensoriels, ainsi que des renvois multiples. Les cartographies subjectives se superposent, se brouillent et s’enrichissent mutuellement. L’histoire de la danse contemporaine les traverse de manière souterraine, ritournelle prise dans une perpétuelle déterritorialisation.

Une petite ronde se déplace lentement au croisement West 17th Street et Tenth Avenue. Elle reviendra beaucoup plus tard à l’image, motif circulaire qui reconfigure la temporalité de l’installation, mouvement cyclique à différents niveaux. Une silhouette s’avance mal-assurée, tente de résister aux rafales de vent soudainement levé par un souvenir d’enfance sur le chemin de l’école. Sur une plage déserte, perdue dans le brouillard qui enveloppe Coney Island dans ces jours pluvieux d’hiver où les bruits forains se sont tus depuis longtemps, une rencontre mystérieuse, hautement minimaliste, orchestrée selon des lignes de fuite qui ne se croisent jamais, fait vaciller le paysage ouaté vers la fiction. Un pied nu touche à peine le sol et ce geste discret demande du temps, invite à redoubler d’attention et contraste avec l’agitation flâneuse de la High Line. Les postures circulent entre les corps qui portent la Rétrospective de Xavier Le Roy dans les salles blanches et vides du MoMA PS1. Au bord de l’estuaire du Hudson, avec les gratte-ciel de Manhattan en ligne de mire, Jennifer Lacey adresse sa danse aux fluctuations météorologiques des humeurs de la ville.

La respiration ample du végétal, le mouvement ascendant des poutres en acier traduisant cette énergie bâtisseuse qui s’imprimait déjà dans les images d’aurores de la photographie, les puissantes chutes d’eau qui lèchent l’abyme de marbre noire qui marque Ground Zero, le glissement des voitures dans les flux denses de la ville, le travelling latéral de la caméra embarquée dans le métro aérien ou encore ses mouvements fluides qui semblent épouser les pentes arrondies d’un skate park abandonné à la grisaille — autant de dynamiques qui confèrent sa texture si riche à cette installation. Les différents rythmes s’entretissent et se répondent d’un écran aux autres et, dans l’espace du Silo U1, un éclairage de chantier suit patiemment sa partition qui varie en intensité selon les moments de la journée. Lignes à segmentarité dure, pour emprunter les voies d’une analyse deleuzienne, lignes moléculaires tout en élans, seuils et détours, à même de traverser les sociétés, les groupes, autant que les individus, lignes enfin de célérité s’enchevêtrent dans un portrait rhizomatique de la ville. Avec une acuité qui n’a rien à envier à la justesse rythmique d’une danse, le montage spatialisé de Jocelyn Cottencin varie les temporalités, les durées et les vitesses, de l’affolement des enseignes lumineuses qui transpercent la nuit derrière les vitres d’une voiture, à ce fade out naturel qui ravale lentement une silhouette dans les profondeurs laiteuses d’un plan ouvert sur une plage déserte.

Pour nous guider dans cet entrelacs de trajectoires sensibles, l'artiste visuel et la chorégraphe ont choisi trois figures représentant autant de manières d’appréhender la ville : a taxi driver — et la référence au film culte de Scorsese s’active dans notre imaginaire —, à la connaissance vernaculaire des artères et des tissus urbains, un architecte, dépositaire d’un savoir à même de redessiner la ville, et la High Line — un élément du paysage citadin, coulée de verdure qui véhicule une multitude d’histoires. Chacun d’entre eux navigue entre fiction, documentaire, performance et poésie. Dans l’espace de la rencontre filmique imaginé patiemment par la chorégraphe et le vidéaste, chacun d’entre eux affirme pudiquement sa danse, en tant que relation intime et vitale à l’espace. Il y a ces mouvements furtifs du Taxi Driver, replié sur lui-même, avant que son corps ne se délie, sur la musique crachotante du ghetto blaster d’un vendeur à la sauvette, sur un trottoir des quartiers populaires, devant l’Apollo, la salle mythique de Harlem. Beaucoup moins expansif, l’architecte aussi a trouvé ses gestes, des pas menus qui semblent prendre les mesures de l’environnement urbain, imperturbable dans la foule, comme absorbé dans une pratique de méditation. Quant à Emmanuelle Huynh, elle se tient immobile, au vif de l’effervescence d’un chantier. Dans ce dernier soir du festival C’est comme ça ! la chorégraphe et l’artiste visuel remettent en jeu la mémoire, les rythmes et les circulations qui traversent ces images, dans une performance qui intensifie les pulsations multiples d’une ville monde.

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A Taxi Driver, An Architect and the High Line de Jocelyn Cottencin et Emmanuelle Huyn, du 17 septembre au 15 octobre 2016 à L’échangeur CDC Hauts de France, dans le cadre du festival C’est comme ça !


Crédits photos : Jocelyn Cottencin

Publié le 15/11/2016