Maguy Marin et Mathilde Monnier / Extraits / 1985 - 2009

Le programme est très riche, qui réunit Maguy Marin et Mathilde Monnier pour un nouveau temps fort du cycle Early Works au Centre National de la Danse. Des personnalités créatrices de première importance pour la danse contemporaine, telles Lucinda Childs, Claudia Triozzi ou encore Vera Mantero étaient à l’affiche depuis l’ouverture de la saison et un focus dédié à Maria La Ribot est très attendu pour le mois de novembre.

La salle est comble au Théâtre du Fil de l’Eau, qui s’associe au CND pour accueillir cette programmation qui multiplie les extraits des pièces historiques comme autant de repères ponctuant des parcours prolifiques. Maguy Marin fête en 2016 les quarante ans d’une carrière couronnée cet été par un Lyon d’or à la Biennale de la danse de Venise. Le duo mythique d’Eden (1986) a d’ailleurs été repris à cette occasion. Des séquences de Waterzooï (1993) – pièce marquant sa rencontre artistique avec le compositeur Denis Mariotte – et de Cendrillon (1985) viennent étoffer la soirée. Même s’il est toujours précieux et de plus en plus rare de voir des pièces de répertoire autrement que sur bandes vidéo, le constat s’impose d’un vieillissement certain de ces productions qui font cruellement signe vers le contexte culturel et sociétal français de leurs années de création. L’impression qui se dégage de la sélection d’extraits qui nous entraine dans l’univers de Mathilde Monnier est tout autre. Les questions soulevées et surtout ses réponses et expérimentations chorégraphiques et dramaturgiques, après avoir nourri des générations de jeunes créateurs, gardent toute leur fraicheur et pertinence, déplacent encore les perspectives, rappellent des problématiques essentielles, font parfois signe vers un certain conservatisme satisfait de ses acquis, qui sont en train de s’installer sur certaines scènes contemporaines. La passion, la friandise avec lesquelles Mathilde Monnier a toujours multiplié les points de contact et de frottement entre la danse et d’autres domaines artistiques s’imposent comme les lignes de fuite d’une œuvre extrêmement fertile.

Rien n’est laissé au hasard. Comme pour marquer une césure, le parcours démarre avec une « danse de la fin »,  Pavlova 3’23’’ (2009). Nos certitudes vacillent, la situation théâtrale et ses conventions sont radicalement remises en question quand I-Fang Lin, collaboratrice de longue date de la chorégraphe, nous adresse directement la parole dans une langue qui nous échappe totalement. Elle a planté un tabouret sur le plateau et s’est assise, loin du centre ou de l’avant-scène et sa position même, la plus naturelle et la plus décontractée possible, brise les symétries attendues, introduit un salutaire déséquilibre, interroge la configuration même de l’espace. Le flux de son propos, qui s’accélère sous le coup de l’enthousiasme, ou marque des suspensions riches d’un sens se refusant à notre compréhension, est ponctué par un nom propre qui se détache à chaque récurrence, distinctement, Anna Pavlova, légende du ballet classique au tournant du XXème siècle, célébrée entre toutes pour son interprétation de La Mort du cygne. Les bras de I-Fang Lin flottent parfois dans l’air, alors que ses pieds restent solidement ancrés. Nous suivons, de plus en plus fasciné, le rythme de sa parole, tantôt emporté, tantôt apaisé et subrepticement la pièce se dessine en creux. Un subtil jeu entre la présence et l’absence et une interrogation en acte des limites de la représentation activent un imaginaire augmenté de la danse, avec ses motifs poussés vers l’abstraction. Quelques instants plus tard, l’interprète, débout, à l’avant-scène tient la salle en joue sous son regard. Le moment de suspension se prolonge avant qu’elle ne couvre son visage  comme sous l’emprise d’un fantôme : énigme qui palpite sous nos yeux et continue à nous interpeller. Julien Gallée-Ferré, tout en déchirures et virtuosité, a déjà pris possession du plateau.  Il cherche le cygne mourant dans ses articulations, dans les muscles crispés et pourtant atoniques, dans le torse qui se referme, dans les genoux affaiblis, dans les moindres recoins du corps replié sur lui-même. Toute une cartographie de la mémoire incorporée, des gestes enfouis dans les chairs ou remis en circulation de manière diffuse, colportés par l’imaginaire collectif, se dessine entre ces deux interprétations.

La voix grave, distordue par des effets électroniques, roque, de P.J. Harvey remplit désormais la salle du Théâtre du Fil de l’Eau. Jubilatoire et intempestif, Publique (2004) nous emporte dans sa déflagration, jeu déchainé avec la danse, une danse pour soi qui se moque des frontières entre la sphère artistique, la culture savante — fruit d’un apprentissage long et souvent pénible — et la culture populaire, aux gestes et tendances qui s’attrapent  l’air de rien, dans la rue ou en soirée. Il y a ce baiser qui commence dans l’immobilité, presque sous tension, avant que la bouche puis l’ensemble du corps de I-Fang Lin ne soit traversé par une vague de sensualité. Il y a cet acte tellement simple – frapper des mains, mais à côté du rythme de la chanson –  qui finit par creuser un espace sonore, modulable, intervalle de liberté que l’interprète habite de sa singularité. La déferlante pressante des basses fait que les jambes s’écartent, le centre de gravité descend, le corps investit pleinement, menace même de déborder sa kinésphère. Autant de fictions de soi s’esquissent, fugaces, le temps d’une chanson, activant différents continents imaginaires. Publique semble creuser le sillon d’un formalisme organique, pulsionnel, qui déploie à chaque interprétation des gestes à soi, pour se faire plaisir, à l’écoute des élans du corps, auxquels une entière confiance est accordée, pour déconstruire les codes, en prise directe avec ses désirs, suivis de manière inconditionnelle, presque impudique, radicale. L’énergie est contagieuse, traverse la salle, active les corps des spectateurs, réveille une multitude de danses possibles.

Nous étions tentés de dire que l’entrée de Katerine en scène pour ces quelques extraits de 2008 Vallée (2006) allaient marquer la climax de la soirée. Sa voix au timbre si particulier, qui tient avec aisance et indéfiniment des notes aiguës, sa présence à la fois nonchalante et appliquée, son goût propre aux années 2000 pour l’anachronisme, avaient tout pour enflammer la salle. Pourtant, la célébration collective devait avoir lieu quelques jours plus tard, à l’occasion d’un concert à la Dynamo, toujours à Pantin. Au Théâtre du Fil de l’eau, le chanteur pop se prête au corps à corps avec la danse. De manière extrêmement ludique, la chorégraphe orchestre la décomposition de l’interprétation musicale qui se frotte à la nouvelle donne d’une dramaturgie qui reconfigure sans cesse l’espace de la représentation. D’une chanson à l’autre, toutes extraites de l’album Robots après tout (2005), la situation se délite, le chœur – composé de Julien Gallée-Ferré, Natacha Kouznetsova, I-Fang Lin et Mathilde Monnier même, qui prend un plaisir non dissimulé au jeu – affirme davantage sa présence, exerce une pression sonore et spatiale sur le soliste, finit par le déborder. Les différentes voix individuelles revendiquent leur portée. Les unissons et les polyphonies harmonieuses sont replacés au cœur du débat chorégraphique.

A vous d’imaginer le déchainement des énergies le soir du concert !

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Extraits, de 1985 à 2009 de Maguy Marin et Mathilde Monnier a été jouée du 12 au 14 octobre 2016 au Théâtre du Fil de l’eau.



Publié le 02/11/2016