Jean-Christian Riff évoque son travail

J'aimerais revenir ici sur la discussion qui a suivi la projection de mon film Tentative d'épuisement d'un lieu parisien (sur le texte de Georges Perec) au collège des Bernardins le dimanche 16 octobre.

En fait je n'ai pas bien compris la tournure qu'a prise à un moment la discussion, notamment entre image et texte (ou voix) et qui a amené à parler de la particularité de l'image par rapport au texte (Perec a fait, lui, un inventaire, intérêt de cette accumulation qu'on ne retrouve pas dans le film; l'imaginaire que procure un texte est différent de celui soulevé par les images de cinéma, sous-entendu : le film n'est pas au niveau de ce que produit le texte et semblerait alors vain, etc...), et mêlé à cela chacun a greffé son rapport au film, certains étant plus portés dans la temporalité de Perec (par le texte dit), y voyant l'effet principal de ce film. 

Ces deux niveaux de discussions se sont mêlées d'une manière trouble et obscure pour moi.

Quoiqu'il en soit (et qu'il en a été dit) ce film reste une confrontation du cinéma au texte de Perec. On peut dire que c'est une adaptation, mais le mot n'est pas très approprié tout de même.  Ce n'est pas tellement un film sur le texte, comme on dirait mettre des images sur un texte, ni même parler sur des images, mais avec le texte, (J'ai découvert récemment la conférence de Deleuze à la Fémis sur la création, il dit à un moment : « ça c'est une idée cinématographique, faire une disjonction du visuel et du sonore, du parler. Une voix parle de quelque chose, en même temps on nous fait voir autre chose, et enfin ce dont on nous parle est sous ce qu'on nous fait voir. » Idée que je reprends et développe avec mon dernier film Le paysage dans 100 ans sur le journal de guerre d'un arrière-grand-père entre 1914 et 1916.)

Ce qui m'a intéressé, c'est que le texte et le film se confrontent à un infra-ordinaire (selon l'expression de Perec), mais qui est aussi un « infra-narratif » comme le dit si bien Boris Monneau dans son commentaire du livre et du film en juin 2016 (que l'on peut trouver ici-même)

QU'EST-CE QU'UN EVENEMENT ?

Je reviens alors sur cette notion d' « événement » dont on a parlé. C'était à propos de cette critique (prononcée avec une exagération emphatique...) me reprochant l'utilisation du plan de l'homme tombé de son vélo, plan justement éminemment intéressant dans le cadre de cette exploration des frontières narratives. J'ai dit que si j'ai choisi de monter ce plan, c'est d'abord parce que c'était un des rares moments où je pouvais filmer un événement. Marie Vermillard a fait alors remarquer que tout est événement. Sur le coup, j'ai dit « oui, bien sûr, quoique... », et je n'ai pas développé ma pensée. Dans le texte de Perec, il est sûr que tout est (devient) événement, et peut provoquer un imaginaire, surtout si la brève description est accompagnée d'un qualificatif, car les phrases de l'écrivain découpent, cadrent en gros plan, isolent une action parmi d'autres, même minime (le passage d'un bus, d'un chien, d'un simple passant...), c'est le propre de l'écriture et particulièrement de cette écriture-ci.  Mais pour le film, dans un cadre large en général, tout ne fait pas événement dans le contenu des images captées, et d'ailleurs, généralement, peut-on définir clairement et catégoriquement le contenu d'une image cinématographique, particulièrement dans le cas de prises de vue documentaire « à la Lumière » ?  Il est multiple, voire infini – cf aussi l'histoire du punctum de Barthes (qui peut parfois s'appliquer à des plans de cinéma) où rentre fortement la part subjective de chaque regardeur voulant décrire l'image et qui peut pointer une chose que personne d'autre n'aura remarqué. Il se passe trop de choses en même temps dans un plan, c'est une image globale du réel que l'on reçoit. On le sait bien quand on fait de la fiction, si on veut faire remarquer un personnage au milieu d'une foule par exemple, il faut intervenir, il faut « créer un événement » sur ce personnage, il faut agir sur la mise en scène, le cadrage-montage (gros plan, zoom, etc.), ou l'habillage, voire le son (une parole, un cri) ou le jeu d'acteur (un geste). Mais dans ce film-là, dans ce lieu-là (une place souvent chargée de monde), en plan large (ou semi-large) comme j'ai voulu le faire, sur pied, sans zoom, avec de lents panoramiques, tout ne fait pas événement, ou alors il y a plusieurs événements, et tout « glisse », c'est une « globalité » qui passe, sans relief particulier, et surtout – voilà où je veux en venir – tout n'est pas susceptible de faire histoire ou récit, et développer une narration, avec un début précis, un milieu, une fin (une résolution).

Ce qui m'a intéressé dans l'histoire du cycliste et qui est exemplaire en regard de ce que je viens de dire (cadre large, une rue, de la foule, de la circulation, du bruit, etc., mais : que voit-on ? qu'est-ce que qui se détache de ça? pas grand-chose à priori jusqu'à ce que le panoramique nous amène sur cet homme et son vélo couché au sol), c'est que justement c'est un événement particulier qui arrive,  il y a une histoire visible en cours - et pas une histoire issue de l'imaginaire du spectateur,  celle qu'on peut se raconter dans sa tête devant chaque événement visible, même à partir d'un simple passant. C'est que justement il y a une histoire qui semble prendre, se concrétiser sous nos yeux, quelque chose semble se passer, dans le chaos informe des passages (informes pour l'image de cinéma). Ici, enfin, quelque chose semble prendre pour l'image, pour l'image seule, l'image enfin peut s'affirmer face au texte... qui d'ailleurs s'arrête à ce moment-là, volonté ludique de ma part. Qu'est-ce que ça produit alors ? Que se passe-t-il alors dans ce rapport installé entre la voix disant le texte et l'image ? Voilà ce qui nous a intéressé au montage. Car une voix parle, qui rapporte donc au langage, mais aussi au corps absent de celui qui parle. On peut se demander : qui entend-on ? qui parle ? Comme si le récitant interrompait son énumération pour regarder, comme les autres témoins de la rue, ce mini-drame d'un homme tombé de son vélo. Cette voix qui vient du passé, tend à se référer directement aux images du présent, comme dans un journal filmé.

Donc tout cela n'a rien à voir avec un prétendu voyeurisme, ni une volonté de profiter d'un événement apparemment dramatique pour en faire bénéficier le film. D'ailleurs le véritable moment dramatique de cet événement, la chute du vélo, n'est pas visible, elle a eu lieu off, car le plan en question est un lent panoramique en cours, venant du côté opposé et découvrant petit à petit le cycliste choqué, puis la suite de cette action (l'aide qu'on lui apporte, une femme sort du magasin Yves St Laurent, l'aide à s'asseoir, puis le soutient et le fait rentrer dans le magasin, tandis qu'un petit homme se charge du vélo pour le rentrer lui aussi dans le magasin... Et le texte reprend : « Un petit garçon... »)

Peu importe pour moi que cet événement soit à priori dramatique, j'aurais d'ailleurs tellement préféré un autre événement que j'ai vu et beaucoup regretté de ne pas avoir pu filmer au moment où il se déroulait : un trio de géomètres s'installant à ce coin de rue pour faire des mesures... Donc ce qui m'intéresse à ce moment-là, avec ce type d'événement, c'est le dramatique oui, mais au sens étymologique de « drama » = action...

Et pour revenir sur l'utilisation du texte de Perec (ou l'utilité ou pas de le faire), il m'est également reproché de ne pas avoir « maltraité » (si je ne me trompe pas sur le terme) le texte de Perec : bon, ça rejoint la vieille antienne qui dit qu'il faut savoir prendre ses distances et une liberté propre par rapport au texte adapté, mais cette critique devient ici à la fois déplacée, hors-sujet et obsolète aussi, tout un pan de la modernité, depuis Straub par exemple, a modifié ce rapport au texte. Comme si on avait demandé à Straub de maltraiter Engels dans Trop tôt, trop tard, à Marguerite Duras de maltraiter ses textes de départ qu'elle utilise off dans ses films, à Chantal Akerman de maltraiter les lettres de sa mère qu'elle lit off  dans News from home, à Perec lui-même de maltraiter ses textes dans  L'homme qui dort  ou Les lieux d'une fugue, textes pris dans leur quasi intégralité littéraire de départ et simplement lus en voix off sur les images.

Car le projet du film est de prendre le texte de Perec comme une matière brute, un bloc de départ que je veux dans sa quasi entièreté et forme, je veux sa nature et non le dénaturer. C'est une manière de « réactualiser » au sens propre le texte de Perec, le « corps » de ce texte, en faire du présent.

Donc, si j'utilise le texte de Perec, c'est qu'il me permet de développer une réflexion cinématographique sur le temps et la disparition, sujets que je ne cesse de traiter et qui sont aussi dans toute l'oeuvre de Perec, et dans Tentative bien sûr, mécanique mélancolique s'il en est.

Mes films sur le temps, partent d'un ancrage très fort sur les lieux, un territoire, des paysages, d'où surgissent à la fin le plus souvent une ouverture sur l'intime.

C'est encore le cas, avec mon dernier film que je viens de terminer, Le paysage dans 100 ans ,  et dont je suis cette fois-ci très satisfait de l'ensemble.

SUR LE MONTAGE

Car, pour terminer, je l'avais annoncé à la projection et je le redis : je ne suis pas satisfait de Tentative. Je pense que les objectifs évoqués précédemment ont été atteints, ont fonctionné (ce qu'ont confirmé les retours divers sur ce film). Mais pas au mieux. Le film est certes criticable, mais il ne faut pas se tromper de cible.

Pour moi le gros défaut de ce film, se situe dans certaines orientations du montage. Notamment le mauvais choix de certains plans, souvent les plus courts, ou aux cadrages trop serrés, la non utilisation de plans séquences, mais aussi plusieurs fois le chevauchement d'une même phrase du texte sur deux plans. Ce qui n'a pas aidé à un bon rapport texte-image tout le long du film, comme si l'image perdait de son poids propre, se fondait sous le texte, alors qu'elle devrait l'accueillir dans son sein.

C'est une dérive totale par rapport au projet annoncé dans mon dossier où j'écrivais dans une note de traitement : « Nous devons trouver notre propre chemin, notre propre regard, et non chercher à retrouver celui de Perec (s'il peut y avoir « timing » équivalent parfois, il y a deux « tempos » différents entre montrer avec des images et décrire avec des mots). Donc trouver notre propre ligne cinématographique systématique. Il faut répondre à cette longue litanie descriptive d'une écriture sèche, simplement dénotative, par une force de l'image qui doit s'imposer, avoir sa propre force et unité d'observation systématique, obstinée, insistante. La forme cinématographique de l'épuisement du lieu doit passer par des cadrages découpant et repérant précisément l'espace, l'espace-temps peut-on même dire, avec des plans-séquences plus ou moins longs, enregistrant du mouvement, de la durée pure. Car ce qu'on essaie de filmer c'est essentiellement du temps. »

Je pense que le problème au final des images, n'est pas tellement la question de ma présence qui devrait être plus marquée dans le film (pour faire comme Perec – sans compter que ces incises personnelles sont plus faciles avec l'écriture...), mais bel et bien la présence de l'image du film, qui fait défaut, il y a un manque à ce niveau, pas assez une affirmation du regard, de mon regard, puisque je suis le cinéaste qui regarde et se confronte à l'écrivain, à ses mots. Perec a su trouver ses mots ; le film, au montage, n'a pas su, en partie, trouver son image (ou retrouver à partir des rushes).

(Sur la question de mon intervention dans le film, ça me plaît que cela surgisse surtout à la fin, ou parfois dans d'autres de mes films au milieu, comme un autre film qui commencerait. J'aime cette idée de surgissement - surgissement d'un ailleurs, de l'autobiographique, de l'intime, d'un autre contexte.)

Il y a eu cette idée au départ de construire le film comme une tentative d'arrêter le mouvement, de résister au flux continu, au chaos, d'en dégager une forme, d'aller vers le plan séquence, comme celui final et unique pour la séquence 9 du texte. A la caméra, commençant un plan, je cherchais toujours à rencontrer quelque chose qui s'inscrive dans le champ et dans la durée (comme le cycliste tombé de vélo), et aussi tende vers la fixité, comme le plan final donc du garçon de café qui rentre une deuxième fois dans le champ (après un long plan fixe et un léger panoramique), il se fige alors, de dos à la caméra, ne bouge plus et regarde longuement quelque chose sur la place, on ne sait pas quoi, oubliant son service, les nombreux clients, comme dans une échappée à son quotidien, une parenthèse hors du social, hors du temps. Rien que pour ce plan, je suis heureux d'avoir fait ce film.

Quelque chose donc m'a échappé au montage. J'en ai été très malheureux. Ce montage a été source  de souffrance pour moi, avec pas mal de tensions entre la monteuse et moi (revenir en arrière sur le travail déjà bien avancé d'un monteur est extrêmement difficile, psychologiquement et... financièrement, cela prend du temps, de l'énergie, surtout quand le monteur est une forte personnalité), mais en final je ne peux que m'en prendre à moi-même. Car j'ai toujours eu un rapport compliqué, difficile, nébuleux avec le montage à deux (monteur + réalisateur), comme si je n'arrivais pas à dire ce que je voulais, et que je ne sais même pas ce que je veux. J'ai réalisé alors qu'il fallait que je manipule moi-même les images avant, et longtemps, pour sentir quelque chose.

Rapport compliqué aussi avec le montage tout court. Contrairement à la plupart des réalisateurs qui prennent leur pied avec ça, je n'aime pas ce moment, je l'appréhende, il m'effraie, c'est la concrétisation du film, et j'ai du mal avec ça, je la repousse, je préfère toujours rêver avec mes images (Modiano a pu dire la même chose sur le passage à l'acte de l'écriture).

Tentative représente donc ça pour moi, mon déficit au niveau du montage (presque comme un handicap) et a été une source d'une forte remise en question. Depuis j'ai pris... « à bras le corps » la charge du montage, je m'y suis enfin engagé fortement (et non le déléguant aux pouvoir et savoir des monteurs). Ce qui ne veut pas dire que je ne fais pas appel à un monteur à un moment. J'ai fait le dernier en montant seul pendant huit semaines, puis j'ai travaillé avec quelqu'un qui n'est pas du tout une monteuse professionnelle, n'avait jamais monté de long-métrage, venant plutôt des arts plastiques, totalement inconnue dans le milieu (Laure Baudoin), après d'ailleurs avoir fait un essai de préfilm avec une monteuse expérimentée qui ne m'a pas convaincue. Ce montage seul, puis avec Laure, fut un grand moment de satisfaction.

Depuis Tentative je suis satisfait du montage de tous mes films.

Jean-Christian Riff



Publié le 24/10/2016