Territoires : l’oeil d’a-venir

Inspiré de l'installation vidéo Film à blanc d'Ismaïl Bahri, présentée en 2015 à la Galerie Les filles du calvaire et à revoir dans l'exposition "Soulèvements"  du Jeu de Paume

Derrière le mur.

 

Percée. Derrière, l’inconnu, l’extériorité sensible du geste – ailleurs – du geste-paysage.

Le paysage s’intériorise, se gestualise, allumant de ses couleurs l’espace-spectateur.

Zone présente en sa désertion, dune, poussières, sable, gravats, puis là, dans la pâleur sensible, un corps longeant le lieu – en son apparition – qui transforme le paysage en un arrière-plan autonome… Et la mer, sept fois spectatrice…

Zone urbaine puisant en d’autres regards sa force, cadrant visages et transmettant paroles.

 

Ces corps que l’ailleurs nous renvoie, que l’ici réceptionne… Ces corps que l’ici donne à voir en les replaçant là, ce là qu’est le là-bas où s’investissent ces corps.

Se donnant à voir, par l’écran, l’ailleurs se fait cadre, l’horizon circule d’écran à écran, comme pour signifier que l’ailleurs transcende la découpe – il y a cohabitation des lieux dans un même espace, articulant les poétiques échappées de ces paysages.

 

Moi, j’avance – horizontal, mon regard s’ouvre sur.

                                                      Mais quelle(s) frontière(s) pour quel espace ?

 

L’espace est un, rassemble en lui différents lieux. L’espace commun compose plus qu’il n’est divisé, et entre ses parties s’invente un rythme : d’un sol, d’une terre à l’autre, le regard parcourt, longe, prolonge, étoffe la forme en ses perspectives.

 

Habitation

Il y a cohabitation, déstructuration des lieux – les frontières s’accentuent, d’un bord à l’autre des écrans, la salle se délimite dans le tracé de ses projections, l’espace installe ses positions, jouant de ses extérieurs. Que de profils pour un espace.

En l’espace, le tumulte ou l'extinction des voix ? Non, le juste choix de l’habitation collective – la progression des voix dans leur cumul, traduisant la zone en histoire et traçant le regard nomade…

 

La frontière ne dénature pas, elle distingue, la frontière est écran, non mur, elle replace les murs que dissout – en son émergence – l’extérieur. La frontière émerge, sans forcer, aménageant l’espace.

 

À quelle part d’espace dois-je identifier mon regard ?

Me, te, t’identifier : toi, l’autre, à mes côtés, découvrant comme moi cet autre part – ton regard débordant l’espace.

Tes lignes – toi, l’autre, toi, l’ailleurs – expriment en le redessinant l’espace – auquel se rend familier mon regard.

 

Frontalement, j’observe. Prendrais-je du recul ? Où me situe l’image ?

J’appartiens au devant. Devant de la fenêtre : l’espace projeté efface d’un bond celui où je me tiens. Je suis au-devant de moi, concrètement localisable, spatialement étendue, autant que se déroule mon regard.

Ce qui ne m’appartient pas se dérobe à ma vue. Où est l’appartenance ?

Lumière sur mon regard ! Il ne s’intègre pas, l’image est déjà là, qui l’attend, installée, à elle revient l’initiative – intégré par l’image, le regard s’actualise en elle.

Ici, là-bas n’existe ici que sous forme de maintenant.

 

La condition pour lire – sans déchiffrer – le paysage-écran : avoir le regard migrateur. L’écran s’oublie derrière le paysage, le paysage oublie l’écran, l’écran fait un avec l’ailleurs.

Comme des reflets, les images s’impriment sur mes yeux grands ouverts, sourde à l’ici noir de sens, je cherche en l’ailleurs le sens dont s’est vidé l’espace d’ici.

 

Ombre. Lumière. L’apparition. La blanche fraicheur d’un mur flottant ouvre sur lui – en son battement – la salle spectatrice, dévoilant l’espace. Soulevé, l’espace se rend disponible : l’espace respire.

 

La salle palpite – bercée par d’innombrables infiltrations lumineuses, temporalisant l’espace-ébrasure.

 

Hors champ

L’ailleurs – ce champ en chantier – rappelle le regard au flou de la rencontre. Derrière ce mur flottant – qui dans un tempo blanc ferme en l'obscurité, défait, refait l’espace – dé-joignant les localités – s’entre-aperçoit ce qu’il reste à familiariser, dans la fuite.

 

La salle privée de sa fenêtre, en l’obscurité : hors champ. Hors-champ : l’espace-spectateur supposant l’ombre en laquelle la lumière paraît.

Dans l’ombre, l’esprit fabule et la mémoire empile, entre deux ellipses – (re)découvre en cet autre lieu l’événement, lequel est émergence. Les localités tracent l’itinéraire, structurant l’espace en lequel les surfaces s’estompent.

Le regard – par l’ellipse – effleurant les zones cachées de lumière – se marginalise.

 

Le regard sourd attend. Mentalement, se fait temporel. Il se veut seul, c’est ce que le rideau soulève. D’indépendant qu’il est, il refuse le partage à l’image et sa démarche entreprenante.

Il veut que l’initiative lui revienne, se désolidarise de cet autre part – ne s’acclimate pas de sa dynamique projective.

 

L’œil [qui s’accepte] invité, s'accommode de sa place, en son rôle, s’affranchit parce que s’installe en ce lieu dans l’oubli de l’avant, sans attentes, recevant lumière en la rencontre.

Attentif, non tendu entre deux projections, lui, acceptant que l’image le rencontre – se fait en l’advenir événement.

 

L’œil premier – percuté par l’elliptique blancheur du mur – refuse de se taire – s’impose – veut. Et son vouloir obstrue l’image.

Il teste l’image, sans franchir la distance qui l’en sépare, et se borne à regarder ce que l’ailleurs n’exprime pas. Il voit l’ailleurs en fonction de ce qu’il croit devoir en retirer.

L’ailleurs (ici paysage) ne tait pas, pour peu qu’on ne le place pas sur le plan rectiligne de la pensée, et qu’on lui reconnaisse une dimension propre que lui seul donne à découvrir. L’ailleurs ne se contente pas d’enrichir, il approfondit le regard.

 

L’œil second, s’intégrant au processus cinématographique, se fait observateur – en son décentrement, commence à apprendre de l’autre – et devient mouvement.

 

L’œil premier ne cherche pas, il se tient en retrait, évitant la confrontation, il n’atteint rien, capture sa propre durée, se ferme à l’image, ne perçoit que lacunes et divise : obscurité, mur, cache, image.

 

L’œil-observateur – s’appliquant au retrait spectateur – se fait réceptacle, et rend dans son silence l’autre part perceptible. Subtilement, il capture l’espace lacunaire pour capter l’écoulement poétique d’un ailleurs orienté vers le jour. Ce regard orienté se laisse vivre.

Ne voit pas en l’ellipse une limite à l’image mais convertit le photogramme blanc de l’ellipse en un revers spatial. Espace d’invisibilité, la transition suppose la durée, et ferme, en les rouvrant des horizons.


 

Éclipses.

Les éclipses rappellent à l’espace qu’il est libre d’obscurité – et qu’en celle-ci, le regard se personnalise pour aller rencontrer l’image en ses frontières, appelant l’image sonore, encore lointaine, l’image dans ses voiles détentrice de réel.

L’œil voyage, se fait migrateur – transporté par le souffle blanc de l’attente.


 

Devant ce souffle-paysage, l’œil se déterritorialise : par portions, des territoires suspendus façonnent l’œil attentif.

Le clos s’ouvre – le mur se défait pour être fenêtre – l’ouvert place l’ailleurs devant plutôt que derrière.

Le mur ne tait plus, il parle, déplaçant les contours, franchissant les frontières, il accepte à l’autre de révéler l’autre part.

Mur-écran, sa fixité se déplace, oubliant l’édifice : mur de béton ou de brique, il dérange, n’oubliant pas la vie qui surgit derrière ses contours, il cède alternativement la place à l’expressive variation des regards.

Savoir se situer dans ce regard atemporel, prendre place, le mur-écran vit-il sans nous ? Nous laissant tout juste esquisser un regard – pénétrant, a-signifiant ou concret de ce que l’ailleurs lui apporte.


 

A-signifiant et non pas vide, le regard premier est regard disposé (dans l’espace) mais non disponible. C’est le regard aveugle – disposant de son temps – qui touche en surface, effleure l’écran sans supporter l’ailleurs. Il impute au dispositif filmique un processus autonome, et néglige d’alimenter la réflexion qu’il porte sans la déployer seul. Le vent qui rabat le cache reste vent, le cache que rabat l’écran reste cache, obturateur, écran, impassiblement, les phases alternent et se succèdent. L’ailleurs n’est rien d’autre que ce champ de vision que le cache dissimule. Ce parce qu’il se distingue, ce parce qu’il [ce paysage] s’individue sans porter atteinte au reste. Au reste c’est-à-dire aux autres éléments du dispositif. Le regard divise : photogramme après photogramme, le cache se fait mur, ou le mur cache, percée, paysage qu’on dissimule, etc.


 

Porteur de sens :

Le regard second, disponible à l’ouvert mur qui invite – immisçant le doute, à plonger sans fléchir dans un lointain présent. Ce regard se détend, se poursuit, s’étend en profondeur – le long des murs, s’impriment activement en lui les couleurs-territoires : fécond, ce regard actualise la projection formellement subjective.

Il ne divise pas, il affronte. Dans cet affrontement, respectueux du présent, il n’attend pas, il voit. L’œil fait vivre l’image – l’œil s’allonge au travers de l’ailleurs qui l’appelle à connaître.

Il accepte la mouvance du tout, tout-paysage – qui ne se donne à voir qu’alternativement, par bribes, amenant autre part le regard, au-delà du visible, au-delà aussi de la suggestion, au-delà encore des potentiels convoqués par l’instauré cache.

L’ailleurs ne s’exprime pas tant dans ses potentiels, qu’un coup de vent fait tressaillir, donnant le paysage pour dissimulé,

L’ailleurs se révèle paysage, successivement, non pas diminué mais pointant – sans pour autant exclure le reste – certaines de ses parties. Il y a ce qui demeure caché, et ce qui par élans se dévoile, et il y a ce qui, étant caché, implique en la conscience la reconnaissance du visible.

Autant dire que l’œil observe lorsqu’il n’attend pas que des parties cachées se révèlent, alors il s’éveille au visible, se concentre sur ce que ce paysage, instantanément, a à lui offrir, et considère l’ailleurs dans une proximité grandissante.

Sensible, cet œil.


 

Perdant sa prétention à deviner, l’œil découvre,

Acceptant d’écouter ce que le perçu a d’audible, sans exiger déchiffrer l’inaudible, le regard s’implique, répondant à l’autre part – que du coup il perçoit.

Acceptant l’ailleurs comme ce qui lui échappe, l’œil se reconnait limité et apprend à voir dans la distance.

C’est en n’ignorant plus la distance, en ne s’obligeant plus à capturer l’invisible – quand la conscience se limite enfin à ce qui s’offre à voir – qu’elle se défait de ses projections sur (sur l’autre part) – alors l’ailleurs l’appelle et l’introduit à lui dans le voir. La conscience ne s’extériorise plus, elle accepte d’exister au réel, visible.


 

Au gré de l’image, le souffle passager se fait devenir

Il n’y a plus l’a-venir, il y a l’instant – et le corps qui s’investit dans l’espace déclos. Là, le corps dépend des regards que lui porte la caméra. Le mur lui parle, l’initie à l’investissement de l’espace par l’ailleurs-écran. L’image est souffle et meut le corps passager dans le devenir des rencontres : rencontre des lieux dans le donné d’un paysage – visible par souffles tempérés.

 

Intérieur invitant l’extérieur à lui communiquer son autre, ailleurs investissant l’espace – donnant à pénétrer – en mouvement – l’espace de création.

Espace d’accueil, accueillant un dehors voulu : ici, un pas suspend le regard sur l’ailleurs, ce paysage qu’intériorise le film, un toussotement s’imprime sur le sonore du film, un murmure rappelle au corps que l’espace l’appelle en différents lieux, un visiteur dont l’ombre indiscrète se projète sur le mur, et le regard intègre à ce paysage intérieur l’expression locale d’un geste.

 

 

En son mouvement, l’œil-caméra donne à voir un paysage que doit saisir l’œil spectateur,

Pour se faire spectateur, l’œil doit se faire réceptacle, s’enrichir constamment de l’espace commun que décloisonne en l’extériorisant l’autre part actualisé.



Publié le 13/10/2016