Lussas 2016 / Matières d'images

Deux films présentés cet été à Lussas interrogent les rapports entre la matière des images et les blessures infligées au corps.
Le premier est La impresion de una guerra (2015) de Camilo Restrepo (présenté également dans la compétition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris le 14 octobre). Le terme "impression" est à prendre au sens littéral : la première séquences de cet essai sur l'histoire des violences en Colombie dans le cadre du conflit opposant les FARC à l'armée et aux paramilitaires porte sur les défauts d'impressions des images de la presse. A ce prologue matiériste, privilégiant une certaine abstraction visuelle et la distance de la voix off du narrateur, succède le récit d'un ancien détenu, petit criminel ayant travaillé occasionnellement avec les paramilitaires. L'on passe ainsi d'une strate narrative et historique à l'autre, d'une impression globale à une inscription individuelle, de la feuille imprimée à la peau tatouée. Le regard de Restrepo est attaché à la trace et à l'empreinte de l'histoire sur les corps et les territoires : les séquences suivantes s'intéressent davantage à la ville et aux anciens lieux d'affrontement devenus lieux de mémoire, mais n'oublient pas de s'arrêter sur la matière des images, leur usage au sein du conflit, la difficulté de leur lecture et les risques de leur manipulation (ainsi les images filmées par les militaires avec leur téléphone portable qui confinent à l'abstraction).


Retratos de identificaçao (2014) de Anita Leandro (qui sera quant à lui montré le 16 octobre à La Clé au sein du festival Brésil en Mouvements) parle de quatre combattants de la guérilla torturés pendant la dictature militaire brésilienne. Filmer la parole des torturés, c'est aussi mettre à jour la matière qui soutient ces mots insoutenables, dénuder le dispositif du cinéma. C'est ce que fit Ugo Ulive dans To3 (1972) où il s'entretient avec une personne ayant séjourné dans un camp de torture vénézuelien pour ses liens supposés avec la guérilla : le film accidenté, les amorces et hésitations font écho à la difficulté de raconter. C'est aussi, mais différemment, le choix de Susana de Sousa Dias dans 48 (2010) : la cinéaste portugaise s'intéressait davantage à la résistance de la figure, se plaçant entièrement du côté des images (à aucun moment nous ne voyons les images présentes des voix que nous entendons, seulement les portraits photographiques réalisés par la police), jusqu'à un final abstrait - où des sortes de constellations semblent des meurtrissures de la pellicule.
Dans Retratos de identificaçao la matière de la pellicule a aussi un sens historiographique :  l'utilisation de négatifs nous donne à voir un pan non développée de l'histoire. C'est aussi le temps brut de l'enregistrement qui est mis à jour : la violence est dans la confrontation avec le chose elle-même, dans le fait d'être saisi par une blessure qui dure. Quand le discours cesse et que la photo subsiste, l'absence de musique, d'effet, nous font saisir le document dans toute sa brutalité (une nudité du visible hors de tout commentaire), l'archive dans toute sa présence et sa persistance. Les morts nous regardent en face. C'est le même choix qui apparaît lorsque Anita Leandro filme au présent : un des anciens détenus, évoquant le suicide de sa compagne se trouve submergé par l'émotion, s'absente de l'image et laisse la caméra fixer le mur blanc pendant près d'une minute, mur-écran vide qui nous renvoie fixement notre propre regard.

 


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 03/10/2016