Cinéma / Parole #28. Thomas Jenkoe

Sans renier l'influence ou la pensée propre au cinéma, Thomas Jenkoe avoue puiser davantage du côté de la photographie ou de la littérature pour nourrir son travail. Aussi est-ce tout naturellement qu'Une Passion est la réunion de deux sources distinctes : une série de photos prises à l'iPhone, pendant une période éprouvante pour le réalisateur, et un ensemble de versets emprunté au Nouveau Testament, qui disent l'agonie, la mort puis la résurrection de Jésus. Les textes viennent sous titrer les images, ou alors s'insèrent entre deux vues qui peuvent alors mettre en scène quelque chose d'anodin ou de prosaïque, et sur lesquelles elles apportent un éclairage singulier. L'intuition du film, qui rejoint en cela la tradition chrétienne dans sa foi la plus vive, c'est que le récit de la Passion, et au-delà tout texte biblique, peut donner lieu à une réactualisation dans des choses très simples, très ordinaires, et qui semblent au premier abord étrangères à toute forme de religiosité. Au-delà d'un attachement de l'auteur à ce texte, ce qui se dit ici, c'est que le cinéma a quelque chose à dire de la mort de l'innocence. C'est ainsi qu'Une Passion enracine le présent du film dans une histoire qui se déploie jusqu'à nous, et peut trouver à s'incarner dans les moments les plus triviaux de notre vie.

C'est aussi en référence à un univers biblique qu'a été écrit Souvenirs de la Géhenne, film réalisé en 2015 qui veut quant à lui poser la question du mal, thème très présent dans les deux testaments et qui importe particulièrement au réalisateur. La Géhenne en effet désigne pour les trois monothéismes le lieu des réprouvés, une région où les âmes sont en attente du jugement divin. Comment penser la présence du mal dans un corps social, politique ou individuel ? En quoi l'efficacité du mal, que nous pouvons constater quotidiennement, questionne-t-elle le sens de notre humanité ? Quel regard porter sur des discours racistes, sans juger avec hauteur celles et ceux qui s'y abandonnent, c'est-à-dire finalement sans chercher à s'excepter de cette possibilité tragiquement humaine d'exister dans le refus de toute altérité ? Toutes ces questions traversent Souvenirs de la Géhenne et décident, en un sens, de la facture même du film de Thomas Jenkoe.

Souvenirs de la Géhenne partage avec Une Passion un sens photographique du cadre. Et comme Une passion, le film travaille à une disjonction des traitements visuels et sonores. Les prises de vues sont, à une exception près, toutes réalisées sur pied et la presque totalité des plans sont fixes. C'est bien une sorte de photographie du réel qui se propose, ce qui tient à plusieurs raisons. Thomas Jenkoe dit penser son film, non pas à partir d'un mouvement du cadre, mais d'un mouvement dans le cadre. Par ailleurs, bien que le film soit tourné en numérique, c'est-à-dire sur un support qui permet de filmer beaucoup et sur de longues durées, le fait de filmer sur pied et en plans fixes induit une sorte d'ascèse dans le tournage : chaque image est tournée comme elle l'est car des repérages significatifs ont permis au réalisateur de savoir que, ainsi cadrée, quelque chose peut se passer en elle. Et une fois qu'il est évident pour le réalisateur que quelque chose s'est passé devant la caméra, il n'est plus nécessaire de tourner davantage. C'est cette conjonction d'une forme de rigueur et d'une économie de réalisation qui permet ensuite, au montage, de s'intéresser pleinement à l'accident, à l'imprévu, qui prend alors un autre sens et une autre forme que ceux d'un film confié au hasard et au fortuit. Ici, quand il y a de l'inattendu c'est une tenue, une posture du réel qui s'inscrit à l'écran : une voiture qui se devine, arrêtée à un feu rouge et qui occulte quelque chose du film par la puissance sonore de sa radio, ou des enfants qui jouant au bord de l'eau attrapent un poisson quasiment mort qu'ils vont bientôt achever.

La manière dont la parole est travaillée rend directement compte des interrogations que Thomas Jenkoe rencontre et veut nous adresser. Désireux de recueillir une parole qui se donne sans dissimulation aucune, dans le récit que les habitants peuvent faire de la ville de Grande Synthe, Thomas Jenkoe et son ingénieur du son ont rapidement pensé à dissocier les prises de sons et les prises de vues. Les habitants, sachant qu'ils n'étaient pas filmés, ont d'emblée mis en évidence, par leur propos, des difficultés liées au communautarisme ou à des situations de tensions ethniques particulièrement saillantes, qui colorent douloureusement l'expérience que chacun fait de la ville, ce que les divers plans d'urbanisme qui se succèdent périodiquement ne permettent pas de régler, si tant est qu'ils cherchent à le faire. Ce qui se perçoit, dans la construction du film, c'est un certain glissement, entre des paroles qui semblent d'abord pleines de bon sens — sur l'habitat notamment, ou sur la coexistence culturelle, etc. — pour glisser progressivement vers des discours qui, parce qu'ils tournent en roue libre sur eux-mêmes, déraillent comme une machine mal réglée, jusqu'à verser dans le révisionnisme quant à l'extermination des juifs pendant la seconde guerre mondiale. C'est le mixage, c'est-à-dire une décision de réalisation, qui coupera court à cette logorrhée pénible, en montrant de manière sensitive, par un travail de saturation du signal sonore, comment elle s'amplifie elle-même en puisant dans sa propre folie.

Parmi tous ces discours, qui témoignent d'un état de confusion qui a directement à voir avec cette question du mal, il y a la parole de J.D qui, douze ans auparavant, s'est lancé dans une odyssée meurtrière, à la recherche de personnes issues de la communauté maghrébine, itinéraire sanglant qui se soldera par la mort d'un jeune homme de 17 ans. Le film, dans son organisation narrative, suit la route empruntée par J.D. et dévoile peu à peu les contraintes qui, pesant sur son existence, ont pu encourager son acte où la motivation raciste est troublée par une dimension passionnelle. Si le film ne cherche pas à justifier ou à légitimer ce crime, il veut le prendre comme une possibilité qui concerne chacun. Comprise dans son sens immédiat, et dans ce sens là uniquement, la xénophobie, qui est une peur de l'étranger, est un sentiment que tout le monde a vécu une fois au moins dans sa vie. Ce qui interroge, c'est que cette peur puisse se transformer, au point de devenir criminelle, en une haine de l'étranger, avec tout ce qu'il y a d'irrationnel dans ce sentiment. Le geste de J.D incarne parfaitement cette possibilité, que Thomas Jenkoe envisage avec un tel sérieux, mais aussi avec une telle crainte, que c'est sa propre voix qu'il prêtera à cette figure tragique, qui est la seule qui disent véritablement "je" dans le film, ce qui n'est pas anodin.

La vie politique présente, à travers la question combien urgente et vitale de l'accueil des migrants, nous montre bien à cet égard comment les personnes les mieux intentionnées peuvent se laisser gagner par des positions qui, idéologiquement, n'ont rien à envier au Front National. Cela montre ce qu'il peut y avoir de conséquent dans cette décision artistique de ne permettre ni au réalisateur, ni à celles et ceux à qui il s'adresse, de s'excepter de la situation que le film met en scène. Cette volonté de faire un film sur le racisme dans une optique qui ne soit pas militante est d'ailleurs ce qui fait que Souvenirs de la Géhenne a été difficile à porter en amont de sa réalisation, et qu'il a été souvent mal reçu en projection. Il dit pourtant bien, dès son titre et jusqu'à ses dernières images — dans ces vues nocturnes sur les cheminées d'ArcelorMittal, qui crachent du feu sans discontinuer — que c'est bien une photographie de l'enfer, c'est-à-dire d'un état qu'aucun homme, même le plus méchant, ne saurait souhaiter pour lui-même, qui est tentée ici. La séquence autour de ce fait divers surgi pendant le tournage, et qui se signale comme une sorte de tentation au sein du film, exposé soudain au risque de se perdre dans l'événementiel ou le télévisuel, a une place et un sens singuliers dans le mouvement du film. Si les motifs ne sont pas les mêmes, la résonance est forte avec le geste de J.D. Tout en questionnant la place du cinéma — qu'est ce que montrer la mort et comment le faire dignement ? — cet épisode que rien ne laissait présager vient montrer une ville aux prises avec un mal qu'elle ne veut pas voir et qui la ronge, et une espérance qui est à l'abandon comme une fleur posée sur le bitume.

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Compte rendu du séminaire Cinéma / Parole du 25 septembre 2016.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 28/09/2016