Bouchra Ouizguen / Corbeaux

Un râle douloureux monte de ces corps massifs, rythmé par le souffle qui trahit un état porté au delà de l’épuisement. La nuque est secouée vigoureusement, d’avant en arrière, selon une technique qui favorise la transe. Mais chez les comparses de longue date de Bouchra Ouizguen, le mouvement part de beaucoup plus loin, trouve son origine dans le bassin, mobilise les bras et fait frémir les chairs.

Sous le soleil encore puissant d’un bel après-midi d’automne, sur l’esplanade du Musée des Confluences, quelques minutes auparavant, l’arrivée de ces femmes tout de noir vêtues, les cheveux ramassés sous des fichus blancs, avait imposé le silence. Programmée dans le cadre de la 17ème Biennale de la Danse, cette performance présentée pour la première fois à la Biennale Art in Marrakech en 2014, a investi plusieurs espaces de la ville. La perspective est ouverte qui surplombe le Rhône. Le geste performatif s’inscrit entre le ciel dégagé et l’architecture de béton et de verre. La présence de ces femmes semble consacrer l’endroit. Elles s’y disséminent selon une science sécrète, marquent chacune un point sensible, autant de nœuds d’un tissage à la fois simple et complexe, elles font face aux différents points cardinaux. Pour la plupart, elles sont très jeunes, habitantes de Lyon, ayant participé aux ateliers donnés par Bouchra Ouizguen. Quant aux plus anciennes, performeuses issues de la tradition des Aïtas au Maroc, elles collaborent avec la chorégraphe depuis sa pièce unanimement saluée en 2010, Madame Plaza. Il y était déjà question de voix, de chants et de traditions des femmes. Créée en 2012, HA ! approfondissait cette recherche, l’orientant davantage du côté des rituels de transe menés par des confréries Issawas. Corbeaux s’inscrit dans cette lignée, comme son pendant imaginé pour l’espace public, à même de relever le pari de la lumière du jour, du manque absolu d’artifices et de l’inscription dans le tissu urbain.

Le rythme s’accélère, se diffracte dans une pluralité de voix qui affirment de plus en plus leur timbre singulier, les échos se démultiplient dans une masse sonore polyphonique, remuée par la houle, où l’énergie circule et s’intensifie selon des géographies mouvantes. Bouchra Ouizguen s’intéresse à ces rituels qui déplacent sans cesse les frontières entre folie douce et sagesse, en tant qu’espaces de réunion et de possibles, permettent des états de liberté avec tout ce que cela comporte comme charge spirituelle, artistique et poétique. Le travail de Corbeaux est ardu, à la fois primaire et extrêmement fragile, pulvérise les limites des convenances sociales. Quand le souffle-cri en proie à la fatigue menace de se tarir et descend en bouillonnement roque, ces femmes deviennent autant d’axes immuables d’un environnement où espace extérieur lisse et ouvert rencontre l’espace intérieur vertical sédimenté le long de la colonne. L’énergie du groupe devient alors contagieuse, explosive.

--
Corbeaux a été présenté les 24 et 25 septembre sur le parvis du CND,  lors du coup d’envoi de la nouvelle saison et sera encore visible à Paris le 1er octobre sur l’esplanade du Centre Pompidou.


Crédits photos : Hasnae El Ouarga

Publié le 26/09/2016