Handsworth Songs du Black Audio Film Collective

Handsworth Songs (1987) est le second film du Black Audio Film Collective, dirigé par John Akomfrah. Cet essai documentaire explore, à partir de faits d'actualité – les émeutes des minorités noires ayant eu lieu à Handsworth, Birmingham, en septembre 1985 - un imaginaire colonial conçu comme hantise, en agençant un faisceau de discours et de représentations qui traduisent la complexité de l'identité diasporique qui s'est alors exprimée par la violence. Plutôt que de faire directement le récit des révoltes, le film voit le présent comme traversé par une multiplicité de récits : « Il n'y a pas d'histoires dans les révoltes, seulement les fantômes d'autres histoires », entend-t-on à plusieurs reprises au cours du métrage.

Les premières images établissent d'emblée un système de correspondances, d'échos et de tensions entre régimes d'images : nous voyons d'abord, dans ce qui semble être une image d'archive en noir et blanc, un conducteur de bus noir dans un musée de l'industrie (que l'on peut prendre au départ pour une véritable usine), un zoom nous approche de lui mais il reste de dos la plupart du temps. Quand nous apercevons son visage de profil, regardant vers le haut, nous passons au plan d'un arbre à la tombée du soir où nichent des oiseaux. Ces deux images seront des leitmotive du film. Puis ce sont des images abstraites, des flashes de lumière dans l'obscurité (flammes, gyrophares, ou fuites de lumière de la pellicule?), où l'on entrevoit et entend une ambulance. Vient ensuite un automate clownesque (figure énigmatique, qui malgré ses cheveux et sa moustache blanche a un teint de peau assez obscur – évocation peut être du livre de Fanon, Peau noire, masques blancs ?), dont les yeux plissés observent les scènes suivantes, qui marquent l'apparition de la police et des médias qui iront souvent de pair tout au long du film. Nous voyons enfin deux statues, liées à deux révolutions qui ont ouvert la voie à la société moderne : la révolution industrielle représentée par James Watt qui innova dans la conception des machines à vapeur, et une statue de Joseph Priestley qui a soutenu la Révolution française, ce qui fut l'un des facteurs qui provoquèrent les émeutes ayant eu lieu à Birmigham en 1791 auxquelles l'on donna le nom de « Priestly riots ». Ainsi le thème du film est fortement contextualisé, comme l'indique Stuart Hall en parlant de la nouvelle politique culturelle noire dont ce film est représentatif :

La relation de cette politique culturelle à son passé, à ses différentes « racines » est profonde, complexe. Elle ne peut être simple et immédiate. Elle est (comme nous le rappelle un film tel que Dreaming Rivers) médiatisée de façon complexe et transformée par la mémoire, la fantaisie et le désir. Ou, comme le suggère même un film explicitement politique tel que Handsworth Songs, la relation est intertextuelle – médiatisée par une variété d'autres « textes ». Il ne peut donc y avoir un simple « retour » ou « reprise » du passé ancestral dont on ne fasse à nouveau l'expérience à travers les catégories du passé : aucun fondement de l'énonciation créative dans la simple reproduction des formes traditionnelles qui ne soient transformées par les technologies et identités du présent (1).

 

Cette sorte de rébus condense le style du film, qui se construira par un va-et-vient de séquences d'origines et de tonalités différentes : les archives de la télévision donnant sur les événements de Handsworth et sur l'immigration en général (des images plus anciennes sont mobilisées, qui parlent de cet « étranger radical » qu'est l'immigré et de sa déstabilisation de la société britannique, également un entretien avec Margaret Thatcher, mais aussi des documents d'une visite de Malcom X en Angleterre). La dimension critique du film consiste à dépasser un modèle narratif linéaire, qui est aussi un modèle médiatique de communication. L'assemblage complexe de Handsworth Songs a une fonction critique par rapport à la forme médiatique dominante, qui est celle qui s'est emparée de ces événements. A de nombreuses reprises, le film met l'accent, non sans une certaine ironie, sur la présence des médias, et leurs affinités avec la police, ce qui est clair dans une séquence qui montre une série de portraits de photographes et caméramans puis se conclut par une caméra de surveillance. Car la discrimination raciale est aussi une affaire de mise en scène : sur le plateau d'une émission destinée à discuter les événements de Handsworth, l'on entend le chef de plateau discuter avec le producteur. Celui-ci évoquant un problème à l'image avec les « blancs », l'autre lui demande s'il « s'inquiète qu'il n'y ait pas suffisamment de blancs » (« worried that there are not too many whites obviously there »), ce à quoi le producteur répond que non, qu'il parlait simplement de l'éclairage. Au-delà du quiproquo, cela traduit toutefois un état de la technique qui dans ses conditions habituelles favorise plutôt la représentation du blanc que celle du noir.

  L’ambiguïté fait partie des choix esthétiques du film : elle est exploitée comme facteur de multiplicité et comme indice des contradictions de la société britannique. C'est le cas du premier personnage du film et qui sera récurrent, le chauffer de bus. L'uniforme confère une certaine ambiguïté à ce personnage (on pourrait aussi penser à un uniforme policier), tout comme est ambigu l'espace où il se trouve (l'on pense d'abord à une usine, puis l'on découvre plus tard qu'il s'agit d'un musée). Les propos qui l'accompagnent (ce n'est probablement pas la voix-off du film d'origine, puisqu'il y est question de l'immigration indienne, et que l'on discerne un accent indien) dans l'une des dernières séquences du film sont aussi marqués par l'ambivalence : l'on fait l'éloge de la culture britannique en disant qu'il n'est même pas nécessaire pour celui qui arrive de « faire attention aux vivants », que l'on peut s'y « élever en apprenant des morts ». Cette phrase débouche sur l'image d'un voiture qui brûle. Ensuite c'est une voix féminine qui reprend ces paroles, sur des images montrant d'abord l'arrivée d'immigrés Indiens puis Caribéens (« ceux que l'histoire n'a pas traités en amis »), mais en pensant à d'autres morts, à la nécessité de témoigner du « processus par lequel les vivants transforment les morts en partenaires de lutte ». L’ambiguïté est parfois aussi dans la difficulté de savoir où commence et où s'arrête l'archive – parfois on passe de la couleur au noir et blanc dans une même séquence d'images actuelles pour favoriser le raccord avec des images d'archive. Par cette indistinction entre l'archive et l'image originale, c'est l'idée d'origine elle-même qui est problématisée. Par ailleurs, la multiplicité est aussi dans l'intervention régulière de militants Indiens (Asian Youth Movement) qui sont une autre communauté importante liée au passé colonial de la Grande Bretagne, et qui apportent leur éclairage sur les causes des événements, composant l'image d'une société multiculturelle.

La démultiplication et la reprise, mieux encore la reprise comme démultiplication et altération, est aussi caractéristique de l'esthétique sonore du film, inspirée du dub qui fait un large usage du sample et de l'écho. L'esthétique globale de Handsworth Songs est ainsi inscrite dans la culture même des sujets qu'il représente, adoptant et appropriant l'un de leurs langages de façon plus subtile que dans la suggestion de Salman Rushdie qui reprochait au film de ne pas leur donner suffisamment la parole (2). Le recours récurrent à l'écho comme figure transhistorique et politique ne pouvait se limiter au strict cadre du film, et l'exposition Boom Cut Guerilla (galerie Tank, Marseille) dans laquelle le film a été présenté montre bien comment la révolte déborde et communique d'un film à l'autre. Louis Henderson reprend la ritournelle du film dans Black Code (2015), traçant à son tour d'autres généalogies et produisant de nouveaux embranchements : « There are no stories in the riots, only the ghosts of other stories ».

 

(1) Stuart Hall, "New Ethnicities", Kobena Mercred (dir.),  ICA Documents 7 : Black Film, British Cinema : http://www.diagonalthoughts.com/?p=1343

(2) Salman Rushdie, "Songs doesn't know the score", The Guardian, Janvier 1987 : http://www.diagonalthoughts.com/?p=1343


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 05/09/2016