Les gens d'Uterpan / X-Event 2.6 (d'après le protocole Le goût)

Le cadre est parfaitement choisi : après un tortueux et passionnant parcours à travers l’histoire du médium photographique, les visiteurs de l’exposition imaginée par Jan Dibbets, La Boîte de Pandore, arrivent dans les dernières salles, où les procédés de cet art excèdent le cadre de la feuille de papier, poussé vers l’exploration d’une troisième dimension. Les formats sont plus grands, le champ du regard plus aéré. Pourtant des courants troubles parcourent l’espace. Une jeune femme se dirige vers moi, me toise, s’allonge à mes pieds. Ses yeux continuent de me fixer. Elle semble prête à assumer le regard surplombant que le spectateur peut avoir sur une œuvre. Je m’assois à ses côtés. La proximité physique dans le contexte anonyme et aseptisé du musée crée une situation insolite, mais c’est avant tout, cette manière complètement neutre de regarder, apparentée à un miroir sans teint qui est saisissante. Les yeux aux pupilles dilatées au point d’absorber – par le truchement d’un montage photographique – le paysage environnant, décliné en reflets sombres ou en éclats, à travers seize tirages de Giuseppe Penone, Rovesciare i propri occhi – progetto (1970) m’avaient irrépressiblement marquée de leur cymaise quelques instants auparavant. Le rapprochement est fulgurant. Quelque chose d’essentiel se joue entre les œuvres choisies par Jan Dibbets et la pièce performative d’Annie Vigier et Frank Appertet. X-Event 2, créé au Centre d’art contemporain de Brétigny à l’invitation de Pierre Bal-Blanc en 2005, présenté ensuite à la Biennale de Lyon en 2007 pendant les trois mois de la manifestation, avant de commencer à tourner à travers le monde, revient enfin à Paris. Le goût, accueilli cet après-midi de juin par le Musée d’Art Moderne, fait partie d’une série de sept protocoles : Les courses, Les corps morts, La vague, Les Kama Sutra, Les chutes, Salives. Bien avant l’heure où les grandes institutions muséales ont commencé à montrer de l’intérêt pour l’art vivant, au début de la deuxième décade du XXIème siècle, Les gens d’Uterpan signaient déjà des formes incarnées qui interrogeaient à la fois les codes du théâtre et de l’espace d’exposition. Au fil du temps, leurs créations explorent également le tissu urbain (Audience, en 2011, Topologie, en 2013) ou encore les ondes radiophoniques (You are a dancer, en 2015). Un remarquable alliage entre l’audace conceptuelle et un engagement physique et performatif sans faille constitue leur signe de fabrique.

Les danseurs déambulent librement entre les salles. Ils s’approchent des visiteurs, pénètrent subrepticement dans leur sphère intime, captent le regard. Le protocole est extrêmement simple, il suscite néanmoins toute une gamme d’émotions de la part des personnes ainsi interpellées. La surprise, la gène, parfois une pointe de nervosité, ce sont des indicateurs puissants qui explicitent l’emprise des codes culturels et des comportements socialement admis. En Français cette pièce de X-Event 2 porte le nom d’un autre sens que celui activé à un premier abord. Ce glissement entre le regard et le goût nous entraine encore plus loin dans l’intimité, invoque des rapprochements difficilement concevables dans l’espace public, charge les échanges à l’œuvre d’un imaginaire autrement plus sensuel, qui va chercher au delà des reflexes sociaux, ayant souvent trait au jugement, vers la matière indistincte des affects. L’espace du regard partagé se met à vibrer, chargé par l’imaginaire du goût. L’onde binaurale déclinée dans une création sonore de Nicolas Martz prenant comme pâte première la voix du baryton Victor Torres, proche du bruit blanc, au seuil de l’acouphène, amplifie et conforte les architectures abstraites déployées à partir des lignes de fuite des différents champs de vision. Ce sont des temps de latence d’une grande musicalité où les danseurs semblent se conforter à distance, silencieusement, refaire le plein d’énergie – car un échange de regard épuise parfois, se nourrissant de toute la sève d’un corps qui devient tendu. Un nouveau visiteur entre dans la salle, un frisson électrique traverse l’espace, l’œuvre s’active, carnivore pour l’attirer inexorablement dans son giron.

La force du protocole est d’agir également par contamination. Les regards circulent désormais de manière fluide dans l’espace, s’aventurent plus loin, s’approprient cette interrogation en acte des normes sociales, entretiennent un jeu simple, salutaire. 

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X-Event 2.6 (d'après le protocole Le goût), Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, dans le cadre de l'exposition La Boîte de Pandore, une autre photographie, par Jan Dibbets. Le protocole a été activé le 4 juin 2016


Crédits photos : Gemometria. X-Event 2.6 (d'après le protocole Le goût) du 9 septembre au 10 novembre 2015, 3ème Biennale Industrielle d’Art Contemporain de l’Oural, Ekaterinbourg, Russie

Publié le 09/07/2016