Gisèle Vienne / This is how you will disappear

Gisèle Vienne recrée sur le plateau de la Grande Salle du Centre Pompidou une forêt grandeur nature qu’elle peuple de fantasmes à la fois inavouables et légitimés par la civilisation contemporaine. Plasticienne, créatrice de marionnettes, chorégraphe sont des termes tout aussi justes pour définir le travail de la jeune metteur en scène. Dans ses pièces, ces arts se conjuguent pour élaborer des environnements denses et troubles, qui déstabilisent les perceptions et brouillent les codes de la réception.

La forêt de Gisèle Vienne est tout d’abord un énorme amas opaque à la profondeur insondable. Son pouvoir de fascination résiste au dispositif frontal, une étonnante architecture de la lumière perd le regard dans le sous-bois, le porte sur des sentiers mystérieux vers des clairières illusoires, capables de s’obscurcir à tout moment. Pas de rideau pour cette pièce, la lumière suffit, qui monte en puissance en découvrant deux personnages au cœur de cette épaisse forêt  : quelqu’un s’acharne à une tâche éprouvante alors qu’un peu plus loin, un corps gît au sol, immobile. Cette première image serrait-elle la dernière séquence d’une histoire morcelée sur laquelle la pièce ne fait que revenir  ? Gisèle Vienne aime brouiller les pistes. Pour elle le metteur en scène est un chercheur de signes. Elle invite à la vigilance et œuvre contre les vérités confortables et rassurantes. En tout cas le ton est donné, une atmosphère lourde, inquiétante s’installe dans le sous-bois.

La relation gymnaste-entraîneur,   transposée au milieu de la forêt, creuse d’avantage cette inquiétante étrangeté, si précieuse à la metteur en scène. Elle y porte un regard clinique et dévoile l’ambiguïté des rapports, à mi-chemin entre l’assistance et la confrontation. La violence maîtrisée à l’œuvre dans cette gestuelle emprunte au contorsionnisme autant qu’à l’imaginaire des membres désarticulés des poupées d’Hans Bellmer. Il s’agit d’un corps bien réel, l’interprète est même trop en chair, en décalage insidieux avec la norme, véhiculée par les images télévisuelles, des corps ingénus et dépourvus d’attirails sensuels des gymnastes qui souvent ont à peine passé l’age de la puberté. Elle bouge comme un automate, au gré des exercices imposés. Le passif de créatrice de marionnettes pose de manière imperceptible son empreinte sur cette nouvelle pièce. Pour Gisèle Vienne, la poupée matérialise un antagonisme dramatique: celui d’un corps qui fait le lien entre l’érotisme et la mort. Bien qu’incarnée, elle peut aussi évoquer l’absence, le manque, le fantôme désincarné. Son corps a un statut intermédiaire entre corps réel et un autre qui, bien qu’imaginé, simple objet, est un prodigieux tremplin à fantasmes. Ce face à face gymnaste artistique- entraîneur expose, dans un enchaînement de sauts périlleux à la chute prévisible, inévitable, l’idéologie de la maîtrise, de la performance conjuguée à la douleur physique et au risque, qui est engagée dans le sport de haut niveau, le dressage des corps et l’écrasement des personnalités.

La musique prend aux tripes, le déploiement de sa puissance dramatique porte la trame narrative de la pièce. Gisèle Vienne sait s’entourer d’artistes forts, aux univers singuliers : Denis Cooper, poète et écrivain hautement transgressif, Peter Rehberg et Stephen O’Malley, les acolytes des éditions Mego, label de référence dans les musiques expérimentales.
Massif, brutal – en contraste avec l’apparence fragile et enjouée qu’il peut prendre dans d’autres créations – Jonathan Capdevielle dit un texte de Denis Cooper en anglais. Sa voix caverneuse ébranle radicalement l’unité d’espace-temps du plateau, s’engouffre dans ce précipice, cette béance au cœur du principe de réalité que la pièce n’aura pas de cesse de travailler. La forêt s’éclaire. Une respiration y résonne, bruyante, violente, à mi-chemin entre l’effort surhumain et le devenir animal. L’entraîneur s’enfonce dans le sous-bois et disparaît dans les profondeurs obscures. Un vague trouble s’insinue par la mise en présence d’un corps animé et dépourvu de sa voix, de sa respiration et force vitale. La gymnaste est en détente, son corps se relâche. Elle est au bord de l’effondrement, molle, décomposée, comme ravagée par la tension des moments précédents. La respiration de la forêt, dont les sons se mêlent à des bruits lointains de civilisation, la porte dans une danse étrange. Vestale d’une post-modernité égarée, elle se lance dans une sorte de rituel néo-païen. Sa gestuelle chargée de sensualité est irrémédiablement empreinte d’une qualité irréelle, induite par une millimétrique décomposition du mouvement en ralenti. Il y a comme des sauts dans la continuité du geste dansé.

L’interprète rampe maintenant, le corps glorieux de la performance mue en corps de la déchéance. La forêt exhale de la brume dense, la musique devient oppressante. Une performance iconoclaste se déchaîne, abstraite et en même temps étonnement organique. La forêt s’anime – sons, transparences et opacités, odeurs la travaillent en fulgurances orchestrées en direct. Le brouillard engloutit la salle et monte dans les gradins par vagues. La température chute de près de dix degrés, le public est plongé au fond de la rivière où les mots prémonitoires de Denis Cooper placent l’héroïne  : Un jour, on explorera la rivière avec un masque de plongée et on t’effleurera, des mois passés à flotter dans les abysses, les bras tendus telles les ailes d’un planeur, tes vêtements neuf fois trop petits. L’expérience d’immersion est totale, sa radicalité revivifie des angoisses insoupçonnables.  Nous sommes happés dans un univers à la force déstabilisatrice qui s’apparente aux fictions troubles et débridées d’un David Lynch.

Soumise à des phénomènes atmosphériques auxquels la chorégraphe s’essayait déjà dans ses créations antérieures – la neige de Kindertotenlieder en 2007 – , la forêt devient une extension de la charge dramatique qui traverse les bribes de narration. Tour à tour sombre, menaçante ou austère, elle se met à vibrer, foisonnante, sous les feux de deux projecteurs qui envoient de biais des images de feuillages sur les troncs desséchés qui peuplent le plateau. Enchantée, comme sous l’effet de puissantes psychotropes, elle accueille l’errance d’un jeune homme à l’allure de rock star insouciante,  déboussolée par la défonce. Plusieurs histoires se croisent dans cette forêt, font surface dans des fragments de texte et des éclats de lutte, conduisent au meurtre, violent, sanglant, avant de se perdre sur des sentiers enfouis. Des mannequins à taille humaine seront les témoins muets de la découverte, au petit matin, de la scène du massacre. La pièce se clôt sur l’image d’une énorme chouette dont le vol lourd fait vibrer une dernière fois l’espace. Sur ses ailes la mort rode dans le noir.

Gisèle Vienne pousse un cran plus loin son expérience de travail avec des marionnettes. Elle fait voler en éclats les codes du genre fantastique  qui nourrissent cette nouvelle création. Le nœud de la pièce est tenu par la voix, dont Jonathan Capdevielle a le monopole. Prédateur autrement plus impitoyable que le rapace qui rode dans le sous-bois, il fait rapt de la voix et la respiration des autres personnages, parachevant ainsi leur déshumanisation, leur dématérialisation – glissement dans l’irréalité. L’humain devient ainsi le grand absent de cette pièce et les spectateurs engloutis dans le brouillard de la forêt font l’expérience de son inscription en creux  : this is how you will disappear.


| Artiste(s) : Gisèle Vienne

Publié le 15/10/2013