Marcher Camper Flotter / Think Think Think

Imaginer trois journées de réflexion et de partage des pratiques qui se soustraient à l’impératif spectaculaire, infiltrent le tissu urbain, organisent des circulations, activent l’imaginaire sensoriel et architectural, recomposent des écosystèmes ouverts, nourris par des gestes spéculatifs – Marcher Camper Flotter resitue les enjeux de la performance dans des dynamiques de décentrement salutaires.

Le soleil inonde la plateforme en bois de Péage Sauvage*. Après une heure de plage sous influence – temps de pratique chorégraphique proposé ce samedi 28 mai, par Fabienne Compet autour des outils somatiques de la méthode Feldenkrais – les participants à l’école d’art sauvage, nomade et éphémère, initiée par Laurie Peschier-Pimont et Lauriane Houbey, plongent dans les herbes hautes de la Petite Amazonie. La poétique des noms tisse des cartographies fictionnelles extrêmement fertiles. Nous sommes au cœur du maysage, tel que le conceptualisent les deux chorégraphes, paysage en mouvement, pris dans une lente et ample respiration, dans un battement subtil entre la phénoménalité d’un territoire et ses extensions imaginaires. La veille, il s’agissait de spéculer la montée des eaux, d’ausculter ses murmures jusqu’à l’intérieur des tissus, de saisir son frémissement dans les cellules. Aujourd’hui, nous prenons part au devenir flottant de l’œuvre. La mise à l’eau est imminente – temps fort d’expérimentation collective de l’hypothèse d’une danse chorale à venir, océanique. Attention aux méduses !, lancent Laurie Peschier-Pimont et Lauriane Houbey, avant que les membres du groupe d’étude de l’écoule d’art sauvage ne s’éparpillent dans l’espace désormais chargé, continuum organique perméable, en deçà des distinctions végétal – humain – animal, autour du radeau fantasmatique de Péage Sauvage. Une inexorable avancée est entamée, progression sur des sentiers escarpés, à la confluence des contingences et d’une fiction commune. La concentration est palpable. Les yeux se ferment comme pour mieux cerner les flux d’énergie qui montent et se nourrissent réciproquement. Le mouvement, dont le rythme semble se caler sur les dynamiques patientes des grandes marées, amplifie sa puissance imaginaire à chacune de ses trois itérations. Les résistances sont sur le point de céder, chaque contact avec la plateforme en bois acquiert une qualité différente. L’effort est à la fois tenu et titanesque. Un joyeux épuisement marque la fin de l’expérience. Les deux chorégraphes explorent les territoires d’une danse qui s’inscrit dans les relations subtiles entre le corps et son environnement. Il s’agit de la première étape d’un travail placé sous le signe de la vague, Waving. Il est passionnant de gouter par tous les pores, respiration primaire et enveloppement de l’espace, de l’intérieur, la danse en train de se fabriquer.

Les propositions performatives qui caractérisent Marcher Camper Flotter, tiennent leur force d’une générosité certaine de l’invitation et du degré d’implication des participants, la notion de spectateur étant déplacée, activée autrement, évacuée de fait par les formats privilégiés par les organisateurs. Carole Douillard, artiste plasticienne engagée dans des formes performatives, Entre-deux – structure de recherche impliquée dans la production et la diffusion de l’art public contemporain –, Honolulu – lieu de pratique et de visibilité de l’art chorégraphique et de ses convergences avec les autres champs, rendu vivant au quotidien par Loïc Touzé, Raïssa Kim, Florence Diry et Fabienne Compet –, Isabelle Tellier, coordinatrice de Room Service AAC et Manon Rolland, artiste plasticienne, performeuse, initiateurs de la plateforme think think think, tous œuvrent pour une pensée écosystémique des pratiques performatives. Ils se tiennent en retrait, de par leurs diverses compétences, articulent l’imaginaire urbain et somatique, mettent en partage des boites à outils, privilégient tout aussi bien la mise en corps que les temps de réflexion autour de contributions théoriques. Des verbes d’action scandent le titre de la manifestation, qui devient programmatique, déclinant au quotidien une multitude de manières d’habiter – traverser et se laisser traverser par – un territoire. Le rythme, la durée, la dérive fertile sont convoqués, travaillent en profondeur, Marcher Camper Flotter stimule les facultés imaginatives et spéculatives, la curiosité, l’esprit ludique, l’écoute et plus globalement l’acuité des sens de ses participants.

Quand la chaleur se fait lourde et l’orage menace d’éclater, Honolulu nous accueille dans sa bicoque un tantinet tordue, si propice à cultiver l’imaginaire. La pratique Feldenkrais proposée par Fabienne Compet est subtile et profonde. Elle permet aux échos de Weird Animism, l’intervention théorique de Jérémy Damian, de s’absorber lentement dans les tissus musculaires. Il fait encore jour et d’autres tissus, épais, duveteux recouvrent les lucarnes d’Honolulu pour qu’une projection de films puisse avoir lieu. L’orage gronde désormais. Nous sommes au cœur de la caverne, plongés par la caméra inquiète, dansante, de Camille Henrot dans le clair-obscur de la demeure surchargée, fantasque de Yona Friedman. Certaines propositions du maitre des Utopies réalisables (1974) résonnent avec bonheur dans l’œuvre vidéo de Jordi Colomer, X-Ville. Des scènes de vie du monde sous-marin de Jean Painlevé entretiennent un étrange dialogue formel, pulsatile, avec des séquences de danse qui remontent le temps vers les origines de la danse moderne et du cinéma.

Véritable déchirure dans le programme, La Chasse à l’homme, œuvre de Laurent Tixador, nous entraine, à travers le bocage et en bord de routes départementales, dans la marche épique entre Nantes et Paris de l’artiste, traqué par une trentaine de chasseurs ayant pris licence auprès des commissaires de la Fondation Ricard. Le territoire éclate entre les pas de plus en plus lestés du fugitif et les cartes, la géolocalisation, la vision aérienne de ses traqueurs, éprouvé dans une mise en situation folle dont seul Laurent Tixador a le secret. Avec le concours des membres de la plateforme think think think, l’artiste imagine un projet autrement participatif, paisiblement subversif car s’inscrivant dans une économie parallèle, de recyclage et d’échange, adressé aux habitants de Nantes, intégrant la dimension urbaine de l’espace : Apprécier l’environnement c’est laisser les choses à leur place.

L’ensemble des trois journées Marcher Camper Flotter est irrigué en profondeur par les élixirs et senteurs de Julie C. Fortier. Concocté de plantes de son jardin, patiemment macérées dans l’alcool pour y infuser toutes leurs vertus médicinales, gustatives, et olfactives, le tonique Eau douce offrait toute sa saveur au vernissage. Le pouvoir de ce parfum à boire est subreptice, qui se diffuse dans les veines et réveille des fragrance insoupçonnables, participe d’une mise en corps performative au même titre que les pratiques somatiques, chorégraphiques et réflexives subtilement entretissées par les initiateurs de think think think. Nous sommes désormais prêts à nous engager sur la voie escarpée de Songe et souci, accompagnés individuellement par l’artiste dans l’exploration des territoires fuyants de la mémoire, sous les charges insistantes ou furtives des affects charriés par l’odorat. Julie C. Fortier nous ouvre son olfactorium, enrichi de différents parfums créés au fil de ses projets. Nommer les souvenirs, isoler les essences, saisir leur manière d’agir, immédiate ou par enveloppement, s’adonner aux jeux de la spatialisation en marges de la chimie, généreuse, la proposition de l’artiste dessine des cartographies à la terrible extension imaginaire. 



Publié le 09/06/2016