Cinéma / Parole #26. Jean-Marc Fabre

Sauve-toi de Jean-Marc Fabre a été réalisé il y a 25 ans. Il a connu une sortie en salle, malgré sa durée relativement brève. Jean-Marc Fabre a signé le scénario seul, à l'exception du monologue qui ouvre le film, à l'écriture duquel le comédien Emmanuel Salinger a participé. Le film reste aujourd'hui très énigmatique. Il s'y passe beaucoup de choses, et en même temps, rien n'arrive vraiment. Tout est comme en suspens, à l'état de possible, comme si un chaînon se dérobait entre un geste et la pensée qui l'a suscité. La posture d'Emmanuel Salinger, notamment quand il court, offre de cette situation de faux-raccord de sens une image parfaite : ce corps désarticulé dans un monde qui l'est tout autant ouvre un espace sans repères où chaque forme, chaque situation, chaque parole advient sans motif apparent, et parfois contre toute raison. Le film se donne ainsi comme un paysage dans lequel notre regard se perd, ce dont Emmanuel Salinger, alors même qu'il a été impliqué en amont de son écriture, a fait très concrètement l'expérience. Son personnage campe dans une perception de choses qu'il ne parvient pas à attraper. Dans le monde qui se déploie devant lui, les rencontres sont constamment différées ou empêchées. Cela tient sans doute à ce que ce personnage se tient dans la projection de quelque chose que le film garde comme un secret enfoui qui se dérobe à tous les regards, jusque et y compris ceux des comédiens. Des motifs d'envois et d'appels — le téléphone, les colis postaux — structurent le film en même temps qu'ils mettent les signes qu'ils diffusent en déroute. Ils nous invitent ainsi à poser les yeux à côté de l'espace qu'ils ouvrent pour une action qui s'avère elle-même sensiblement différente de celle qu'ils annonçaient : le personnage n'est pas en prise avec le monde, une inquiétude sans espoir de repos le fait progresser à travers une série de failles que le travail sonore vient parfois mettre en évidence, en ne respectant pas les rapports de profondeur que l'image suggère. Nous pensons que le film s'élabore comme une fiction classique, mais il met le récit lui-même en faillite, construit des attentes qu'il vient blesser constamment.

La narration s'élabore ainsi sur des éléments qui n'arrivent pas à converger vers un seul et même espace. Le film a plusieurs foyers entre lesquels il construit son récit par diffractions. Ainsi, le personnage de la fille à vélo arrive depuis un fond narratif qui lui appartient en propre et vient rompre le continuum filmique pour lui donner un nouvel élan. Tout ici fait événement : les balles sans impacts, le voisin aux allées et venues mystérieuses, les techniciens du service téléphonique qui viennent troubler les communications futures : tout arrive sans explication, ce qui est la condition, comme nous en faisons l'expérience quotidiennement, pour que quelque chose surgisse vraiment. Le film produit du dérangement en toutes choses. La tondeuse à gazon, qui est l'outil même susceptible de produire de l'ordre dans le visible, se détraque et est bientôt prise dans un geste fatal, demeuré invisible, de destruction. Ce mouvement de dérèglement généralisé est rendu possible par le grand vide autour duquel les séquences s'articulent toutes, au lieu de s'ordonner simplement les unes aux autres. Toutes les logiques sont déjouées : les logiques visuelles, narratives, psychologiques, ce qui porte l'exigence que pose le titre du film à un niveau insoupçonnable au premier abord. "Sauve-toi " :  le personnage ne saurait répondre à cet impératif par sa course effrénée, dans une fuite où toutes les directions s'ouvrent en même temps, car l'espace et le temps du film le prennent de court à chaque instant. La salut qu'il pourra trouver se situe ainsi en un tout autre lieu que cette maison où il s'est retiré, qui est elle-même en proie à une forme de dysfonctionnement - les robinets s'allument d'eux mêmes, signalant une présence que rien ne permet d'attester par ailleurs - et cernée par une étrangeté fondamentale.

Sauve-toi a ainsi de proprement cinématographique de proposer des formes qui ne s'expliquent pas par d'autres, qui ont leur logique et leur sincérité. Les gestes qui se déploient dans le film se suffisent à eux-mêmes pour produire une pensée qui elle même est, comme la rose d'Angélus Silésius, sans pourquoi. Le désoeuvrement auquel conduit le hold-up de la pharmacie a ceci de précieux qu'il permet de faire apparaitre des images dans une autre logique que la recherche d'efficacité. Le film est sans rendement, et son espace insituable. La fin de Sauve-toi est sèche et très abrupte. Le récit, sans bonnes intentions, peut et doit s'arrêter ici et maintenant, sans justifications extrinsèques. Le film se ferme sur cette irrésolution à laquelle le monologue initial nous a introduit et qui est finalement ce qui le caractérise pleinement : une forme qui opère sans donner d'issue à la situation narrative proposée. Pour autant, Sauve-toi est très écrit. La désarticulation repose sur des correspondances qui, pour troublantes qu'elles soient, se donnent à voir en tant que telles. Les prises de vues et mouvements d'appareils font également apparaitre une grande maitrise des moyens, même si le film s'est fait dans une économie modeste. Sauve-toi construit pour notre regard un édifice dont la porte, comme celle de la pharmacie, de l'appartement du médecin ou de la cabane du voisin, se ferme de l'extérieur : une fois que nous y sommes entrés, nous n'avons plus le loisir d'en sortir, car l'inquiétude qui le traverse de part en part tient notre attention en tension, à la fine pointe de son éveil. Abandon dans le non-sens de l'existence, le film jette aussi une lumière sur ce que nous sommes au plus secret de nous-mêmes. Le corps du personnage peut exister vraiment parce qu'il accepte que la porte se ferme de l'extérieur. Il en va de même pour le film tout entier, qui dans cette inversion rend possible l'impossible, ce partage d'une intimité toujours cachée, la mise en commun d'un secret qui ne demande pas à être décelé, puisqu'il est là et travaille à faire du film un ensemble d'événements qui tous engagent le film dans sa totalité, précisément parce qu'ils nous arrivent sans pourquoi, sans avant ni après.

Ce geste filmique radical touche à sa manière à une critique du capitalisme, qui veut que tout soit privatisable. Ici, rien n'est privé, il n'y a aucun chez soi où l'on pourrait se retirer. Cette situation est formellement riche et intellectuellement heureuse. "Privé" se traduit en grec par le terme idiotikos. L'idiot, c'est ce qui est parfaitement unique, qui ne peut être traduit. Ainsi l'idiome dans une langue, qui n'a d'équivalent dans aucune autre. Le renversement du public au privé qui agit dans Sauve-moi, et c'est sans doute ce autour de quoi se noue son profond secret, nous donne à voir ce paradoxe d'une unicité radicale qui se livre sans garder de quant à soi, dans l'évidence de sa présence qui a toujours un caractère mystérieux. Sauve-toi, en orchestrant des trajectoires qui se croisent sans se découvrir les unes aux autres, se donne ainsi lui même comme une forme à rencontrer.

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Compte rendu de la séance Cinéma / Parole du 22 mai 2016


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Lieu(x) & Co : Collège des Bernardins

Publié le 25/05/2016