Le détail de la peinture au cinéma (II)

2) Le détail plastique

 

Au-delà de la représentation graphique ou photographique d'images picturales, citées, créées ou recrées, le cinéma entretient des rapports avec la peinture parce qu'il est envisageable sur le mode plastique. Sur ce point, le détail est à nouveau révélateur. Le tout à partir duquel émerge la plasticité serait le récit, qui tend à faire de l'image un simple véhicule. C'est bien à la faveur d'une distraction, comparable à celle qu'avouait Ruiz, que la cinéplastique fut révélée à Elie Faure. Cette notion est née d'un déplacement fulgurant de l'attention, entraînant la dissociation de la figuration et du récit :

 

La révélation de ce que pourra être le cinéma de l'avenir me vint un jour, j'en ai gardé le souvenir exact, de la commotion que j'éprouvai en constatant, dans un éclair, la magnificence que prenait le rapport d'un vêtement noir avec le mur gris d'une auberge. Dès cet instant, je ne prêtai plus d'attention au martyre de la pauvre femme condamnée, pour sauver son mari du déshonneur, à se livrer au banquier lubrique qui a auparavant assassiné sa mère et prostitué son enfant. Je découvris avec un émerveillement croissant que, grâce aux relations des tons qui transformaient pour moi le film en un système de valeurs échelonnées du blanc au noir et sans cesse mêlées, mouvantes, changeantes dans la surface et la profondeur de l'écran, j'assistai à une brusque animation [...].21

 

 

A partir de cette intuition ou abstraction naît l'idée d'un cinéma purement plastique, « un art cinéplastique épanoui qui ne soit plus qu'une architecture idéale et d'où le cinémime [acteur de cinéma, opposé au « cinéplaste »] […] disparaîtra, parce qu'un grand artiste pourra bâtir seul des édifices se constituant et s'effondrant et se reconstituant par insensibles passages de tons et de modelés qui seront eux-mêmes architecture à tout instant de la durée 22».

Les équivalents les plus proches, chronologiquement parlant, de cette vision, seraient par exemple, pour en rester au cinéma figuratif23, les « films purs » d'Henri Chomette (Jeux de reflets et de vitesse (1923), Cinq minutes de cinéma pur (1925)) ou encore les « cinégraphies » tardives de Germaine Dulac (Disque 957 (1928), Etude cinégraphique sur une arabesque (1929)). Mais, esthétiquement parlant, un film tel que Tom Tom the Piper's Son (1969, Ken Jacobs), serait encore une meilleure illustration de la cinéplastique décrite ci-dessus, par l'homogénéité de ses parties et le caractère infime des variations auxquelles elles sont soumises.

Il ne s'agit plus seulement d'explorer les possibilités de la photographie et du montage, mais plutôt d'en dévoiler les conditions de possibilité. C'est ici que va prendre une importance capitale la notion de détail plastique. Jacobs va étudier le film homonyme de la Biograph Company, daté de 1905, et attribué à G. W. « Billy » Bitzer. Pour cela, il le refilme en cours de projection, en indiquant à son assistant les moments où il doit ralentir ou arrêter le film, et en explorant ses détails par le zoom24, s'approchant jusqu'au grain de l'image. D'une durée initiale de dix minutes, la version détaillée de Jacobs la portera à deux heures, en indiquant bien que le film pourrait continuer25, comme si le détail suscitait une durée aussi infinie qu'il peut être infime.

A première vue Tom Tom, bien que l'image y devienne un espace pictural dégagé de l'analogie photographique, ne semble pas contenir de référence explicite à la peinture contrairement au reste de notre corpus. Nous remarquerons tout de même que ce film expérimental naît d'une expérience de peintre :

 

 J'abordais la réalisation de ce film plutôt comme un peintre ; j'avais été l'élève de Hans Hofmann. Son enseignement exigeait de nous une grande acuité visuelle et analytique. J'avais une excellente vue (supérieure à 10/10) et je promenais mon regard de petit détail en petit détail, effectuant de minuscules changements de direction, identifiant d'infimes modifications de couleurs. L'examen de la texture s'était transformé en topographie. […] Je pensais transposer au cinéma l'intérêt que ce cours avait suscité en moi, qui d'une certaine manière se rapportait au cinéma et allait se manifester dans ma préoccupation à pénétrer la matérialité du film.26

 

Or la plasticité du cinéma n'est pas univoquement situable, comme le souligne Jacques Aumont, en parlant de la « difficulté qu'il y a à circonscrire le lieu du matériel dans cette image27». Jacobs en prend acte. Du fait de la diversité des angles sous lesquels le film est regardé, Tom Tom devient un véritable inventaire de la maétrialité cinématographique : en effet, si le film est centré sur l'exploration des détails jusqu'à l'infra-figuratif, au grain, dévoilant l'abstraction au fondement même de l'image photographique, il montre aussi ses autres composants, ses conditions de projection : le défilement de la pellicule, l'écran, la lumière du projecteur, vue frontalement.

 

Par ailleurs, le film qu'analyse Jacobs n'est pas sans lien avec les arts plastiques : le premier des sept plans-tableaux du film de Bitzer s'inspire d'une gravure de William HogarthSouthwark Fair, (1733-34). La transmédialité continue d'être un principe de circulation des images : Hogarth réalise cette gravure à partir d'une de ses peintures, et le film de Bitzer n'était conservé que sous forme d'épreuve papier par la Library of Congress, avant d'être à nouveau retransféré sur pellicule à la fin des années 60. L’œuvre d'Hogarth témoigne déjà d'une prescience du cinéma, comme l'indique Jacobs :

 

 Regardez les deux personnages scrutant l'intérieur du tonneau dans le fond à droite. Ils observent un jeu d'optique qui met en scène des batailles navales, doté d'un mouvement rudimentaire et de jeux de lumière. Pré-cinéma de 1733. Mesdames et messieurs, il s'agissait de l'emplacement de la foire de Southwark, à Lambeth, sur les lieux mêmes de la première projection publique de films à Londres.28

 

 

 

Au niveau de sa forme même, selon Stéphanie de Loppinot, la gravure « anticipe toute l'économie cinématographique de ce début de siècle 29», puisqu'il s'agit d'un art de masse, participant de la technique moderne, voué à la reproduction, mais aussi parce que les gravures de Hogarth étaient souvent conçues en cycles d'une dizaine d'images constituant des séquences, récits complets, « ses figures jou[a]nt souvent d'effets de montage les unes par rapport aux autres ». Elle cite également un traité d'esthétique écrit par Hogarth, Analysis of Beauty (1753), où l'artiste expose l'idée de la « ligne serpentine, principe de liaison rebondissant qui entraîne le regard dans une sorte de poursuite enjouée ».

 

Tom Tom est l'aboutissement d'une longue génération d'images, d'un enchaînement complexe de supports et de matières : un tableau-devenu-gravure-devenue-film-devenu-papier-redevenu-film. L'itinéraire qui conduit du tableau au film peut être bien plus direct. Là où Tom Tom était en outre le produit du refilmage, Antoni Pinent crée quant à lui un film sans caméra à partir d'une peinture (pour ne pas dire de la peinture) : Gioconda / Film (1999). Il s'agit ici de reproduire le tableau sur la surface de la pellicule, les bandes de film étant disposées côte à côte à la manière d'une toile, chacune ne recevant donc qu'un fragment de l'image originale. Cette œuvre peut être exposée sous son aspect spatial, ou temporel, c'est-à-dire cinématographique.

 

 

Que nous montre le film ? Bien qu'il se rapproche des parties les plus abstraites de l’œuvre de Jacobs, nous sommes ici à première vue entièrement privés de référents figuratifs. Comme dirait Arasse, « on n'y voit rien ». Rien sinon des taches oscillant entre le gris, le brun, et bleu, défilant à toute vitesse pendant vingt secondes. Pour paraphraser la définition que donnait Merleau-Ponty de la peinture moderne, nous dirons que c'est un un film « sans choses identifiables, sans la peau des choses, mais donnant leur chair 30». Avant de développer cette notion de chair, notons encore que ce que nous donne à voir Pinent, au-delà de de la « peau des choses », au-delà donc de l'image (mais aussi à travers elle, puisque l'image n'existe que lorsque l'on voit le film en tant qu'objet), c'est le support, la surface ou la peau de la pellicule qui est au cinéma ce qui est le plus caché, d'autant plus cachée qu'elle est recouverte par la profondeur illusoire de l'image photographique.

La profondeur perspectiviste, que La Voix publique explorait sur le mode délirant, est donc entièrement rejetée. Nous atteignons à un mode de perception proche de celui que Merleau-Ponty opposait précisément à la perspective : dans la perception « vécue » ou « spontanée », le regard n'est « assujetti à aucun point de vue, parce qu'il les adopt[e] et les rejett[e] tous tour à tour». L'on fait alors « l'expérience d'un monde de choses, fourmillantes, exclusives, dont chacune appelle le regard et qui ne saurait être embrassé que moyennant un parcours temporel où chaque gain est en même temps perte 31». C'est bien cette temporalité de la vision qui nous est ici montrée, puisque cette œuvre transpose la spatialité du tableau en durée.

Mais l'expérience de vision du film n'est pas elle-même si directe. Un détail nous a frappé en le revoyant, sous sa forme objectale aussi bien que cinématographique. S'il reproduit approximativement les dimensions du tableau32, il le recadre cependant : l'on peut soupçonner qu'un tel geste soit motivé par la démarcation de certains éléments de la toile, se retrouvant cadrés à l'échelle photogrammatique. C'est bien ce que nous apercevons de façon subliminale, le temps d'un photogramme : de cette avalanche de textures émerge un œil.

C'est un œil à l'état sauvage, comme eût dit Breton, un œil perdu et confondu dans la chair de l'image : visibilité33 où se trouvent inversés les rapports entre le voyant et le visible34. Ce renversement nous ramène à notre point de départ : l'image nous regarde, mais ce regard n'est plus un lien d'historicité comme chez Pazienza35, il est ici un fondement ontologique, qui affirme « la co-appartenance du sentant et du sensible à une même « chair », qui entretisse notre corps, celui d'autrui et les choses du monde, les enveloppant dans un horizon d' « être brut » ou « sauvage » dans lequel sujet et objet ne sont pas encore constitués. A l'intérieur de cet horizon la perception s'accomplit dans l'indistinction du percevoir et de l'être-perçu 36».

 

 

 

 

 

21FAURE Élie, « De la cinéplastique » (1920), dans Cinéma, Houilles : Éditions Manucius, 2010, pp. 22-23.

22Ibid., pp. 32-33.

23L’œuvre cinéplastique idéale reste liée à une certaine figuration, Faure la définissant encore comme « une grande construction mouvante qui renaît sans cesse d'elle-même sous nos yeux de par ses seules puissances internes et que l'immense variété des formes humaines, animales, végétales, inertes participent à bâtir »(Ibid, p. 33)Les films purement abstraits réalisés à cette époque sont souvent des films d'animation, s'appuyant plutôt sur des formes géométriques (Hans Richter, Walter Ruttmann)L'autre tendance, qui serait plus en accord avec l'esprit de Faure (quoiqu'il entrevoie aussi de grandes possibilité pour l'animation dans ce même article, pp. 33-34) serait de pousser l'image réelle vers l'abstraction : c'est ce que l'on retrouve par exemple dans H2O (1929) de Ralph Steiner, ou dans certains films de Stan Brakhage où le flou ou et le mouvement rendent les choses indiscernables (Dog Star Man, 1961-64).

24Contrairement à ce qui est affirmé par de nombreux historiens, Jacobs n'a pas eu recours à la tireuse optique : RØSSAAK Eivind, « Acts of Delay », dans PIERSON Michele (dir.), Optic Antics: The Cinema of Ken Jacobs, Oxford University Press, 2011, p. 99.

25LE BIHAN Loig, « Dessiller » dans Exploding : Tom Tom the Piper's Son, n° hors-série, octobre 2000, p. 50.

26JACOBS Ken, « Battre mon Tom Tom », Ibid., pp. 11-12.

27AUMONT Jacques, Matière d'images, redux, Paris : Éditions de la différence, 2009, p. 16 : « La matière est-elle sur la pellicule ? dans la lumière ? sur l'écran ? rien de tout cela ? Empiriquement, il y a plusieurs façons de jouer sur la « matière » de cette image, ou au moins sur chacun de ses stades ou de ses composants […]. L'image imprimée sur une pellicule, par exemple, résulte d'une suite de facteurs distincts : d'abord, la lumière entrant dans une caméra, et que l'on peut modifier diversement en produisant des effets de matérialité optique (objectifs déformants ou recouverts de substances diverses, filmage dans un miroir non plan, manipulations plus sophistiquées telle la variation de focale, de photogramme en photogramme, des Tournesols de Rose Lowder). Puis, les effets liés au support, les pellicules ou, aujourd'hui, le numérique (le grain, le mélange d'images, la substance visuelle en général de l'image). Sans parler de tout ce qui s'ajoute dans le cas d'un film photographié image par image, a fortiori d'un film non photographié, où l'on peut intervenir sur la pellicule même : grattage, saupoudrage, attaques chimiques diverses, etc ».

Suivent encore des considérations sur la projection et sur l'écran, qui nous intéressent moins dans le cadre de cette étude.

28JACOBS Ken, Op. cit, p. 13.

29DE LOPPINOT Stéphanie, « A la foire d'empoigne », Ibid., p.23.

30MERLEAU-PONTY Maurice, Le visible et l'invisible (1964), texte établi par Claudine Lefort, Paris : Tel-Gallimard, 1993, p. 272.

31MERLEAU-PONTY Maurice, La prose du monde, texte établi par Claudine Lefort, Paris : Tel-Gallimard, 1992, p.74.

32Dans le livret qui accompagne le dvd où se trouve inclus le film, Del éxtasis al arrebato : un recorrido por el cine experimental español (2009), il est indiqué que les dimensions du film sont de 72×53 cm (p. 137), or La Joconde fait 77x53 cm.

33« C'est cette Visibilité, cette généralité du Sensible en soi, cet anonymat inné de Moi-même que nous appelions chair tout à l'heure » Le visible et l'invisible, p. 183.

34Ibid. : « voyant et visible se réciproquent et [on] ne sait plus qui voit et qui est vu ».

35Le film se réfère cependant lui aussi au phénoménologue français, cité par le philosophe Rudolf Boehm : « pour voir, il faut avoir un point de vue, et tout point de vue limite la vue, mais sans point de vue on voit rien du tout... » (44:33). Ce « ne rien voir » devient dans le film de Pinent le dévoilement de la visibilité.

36CARBONE Mauro, La chair des images : Merleau-Ponty entre peinture et cinéma, Paris : Vrin, 2011, p. 22.

37« Le visible autour de nous semble reposer en lui-même. C'est comme si notre vision se formait en son cœur», Le visible et l'invisible, p. 173.

 


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 21/05/2016