Rémy Héritier & Marcelline Delbecq / Here, then

Le plateau se déploie sous le  regard, vaste territoire désert où des parois, des cloisons, des rideaux amples et épais dessinent des couloirs et des volumes, des zones dont les qualités sensibles se laissent deviner, distinctes. Un écran devient source de diffusion, membrane perméable, il laisse filtrer une étrange lumière mate, avant que des jeux de transparences ne s’engagent au-delà de l’opacité. Une présence s’affirme, abstraite, sensible, inquiétante, qui semble chercher son régime d’apparition, proche de la persistance rétinienne.

La voix de Marcelline Delbecq s’insinue dans cette installation plastique à la géographie instable, elle y ramène, avec sa musicalité lente, posée, le soleil et la lune, l’ombre des nuages et les chevaliers lancés au galop d’Andrei Roubliov. La cage de la scène assume sa fonction première de dispositif qui cadre le regard. L’obscurité descend par paliers, amplifie la respiration secrète de cette architecture labyrinthique, toute en circulations, passages et traversées, avant de l’engloutir. Impressions physiques, survivances et fantômes y persistent, car la salle est avant tout une chambre noire, redoutable dans son potentiel d’éveil de l’imaginaire. Une pulsation simple et mécanique l’anime. Il s’agit peut être du souffle des étoiles, tel que nous le glisse distraitement la voix qui évoque les célestographies d’August Strindberg, ces surfaces sensibles rendues disponibles au ciel de la nuit, au contact même de la matière, si ce n’était l’infiniment lointain. Le glissement au delà du visible s’amorce doucement. La réalité devient poreuse. D’autres niveaux de présence se laissent entrevoir, où des images non-exposées s’accumulent patientes, silencieuses, obstinées.

L’entrée de Madeleine Fournier, dans les limbes du plateau, s’apparente à une distorsion optique, tant sa danse, faite de gestes simples et clairement dessinés, revient en vagues avec de légères transformations, se tient proche des séquences chronophotographiques de Muybridge. La lumière froide, sur le point de s’évanouir, translucide et pourtant dense de la promesse d’un contact avec la matière difuse, intersidérale, accroche sur sa peau livide. Les flocons de neige qu’égrainait la voix de Marcelline Delbecq, attrapés directement sur la pellicule, deviennent terriblement concrets, avec leur infime charge glacée et brulante. Le renversement de l’image est imminent, il s’opère derrière les cloisons de la camera obscura, dans un instant de flottement. La pulsation qui anime l’espace semble s’accélérer. L’interprète est désormais en bord de plateau, elle semble tester les attributs d’une autre paroi, frontière, ligne de séparation, cette fois-ci invisible, mais tout aussi puissante. D’un geste large ses bras s’ouvrent comme pour embrasser la salle. La pulsation devient plus rapide, dystonique. D’autres danseurs arrivent, les gestes circulent de l’un à l’autre. La création de Rémy Héritier et Marcelline Delbecq s’installe dans le flux, marquée par des présences contrapunctiques. Inscrit à même son titre – Here, then – ce léger battement, cette fissure et ce décalage dans le continuum spatio-temporel du plateau sont dorénavant manifestes. L’expérience déplie ses strates, prise dans des tensions basses et subrepticement actives. Noyée dans la lumière de mille feux à l’incandescence difficilement soutenable, pour que l’image puisse se former, ouatée et tremblante sur l’écran, la camera obscura agit comme une véritable poche d’imaginaire, espace tordu et enveloppant, soumis à ses propres lois : apesanteur, volutes, une étrange sensation de persistance et anamnèse, corps imbriqués dont les contours se perdent dans les plis du visible. La chorégraphie se nourrit de la coexistence simultanée de différentes modes de représentation. L’écart, le double mouvement est mystérieusement fertile.

Une silhouette se tient désormais en contre-jour au bord du plateau, le pied dans le vide, qui franchit la frontière invisible. Des rayons de lumière viennent mettre en exergue la transgression en train de s’accomplir. Et cette situation revient. Chaque interprète éprouve à sa manière la lisière qui est aussi en train de se déplacer. Les contrastes sont moins prononcés, ils engagent différemment le regard. Le focus est toujours ailleurs. Here, then se joue au niveau des rapports et des degrés. La ritournelle de Répétition et différence est à l’œuvre. Les séquences, les phrases dansées se superposent, l’accumulation modifie les propriétés de l’espace, le rythme s’accélère. Rémy Héritier s’engouffre une dernière fois dans la camera obscura, l’écran laiteux devient opaque. Persistances et échos contribuent à la densité trouble, charnelle de cette dernière image.

Création le 26 novembre 2015 au Vivat d’Armentières — NExT Festival



Publié le 12/04/2016