Raoul Ruiz : 'L’Expulsion des Maures' et l’espacement du livre

Le livre des tractations / Le livre des disparitionspublié en 1990 par l’éditeur Dis Voir, a été conçu en lien avec une installation multimédia nommée « L’Expulsion des Maures», que Raoul Ruiz présenta entre 1990 et 1991 en divers lieux : l’Institute of Contemporary Art de Boston, le Santa Barbara Contemporary Art Forum, l’IVAM de Valence, le Jeu de Paume à Paris et enfin le centre Witte de With à Rotterdam. Après avoir assisté à la mise en scène théâtrale que fit Ruiz de La vie est un songe, Jean-Paul Farge aurait déclaré que ce n’était pas du théâtre, mais une installation, ce qui donna à Ruiz l’idée d’explorer ce médium (1). Ruiz place ainsi cette œuvre dans une zone intermédiaire entre le théâtre et le cinéma. La pratique de l’installation devient le lieu d’une expérience intermédiale, où les propriétés des différents arts en viennent à s’échanger : « Faire parler l’espace pose un problème théâtral et cinématographique à la fois. En travaillant sur ces installations on arrive à comprendre le cinéma théâtralement et le théâtre cinématographiquement  » (2). De cette expérience de l’espace naîtra un livre lui aussi spatialisé.
 

Le titre de l’installation est lui-même issu d’un autre domaine artistique : il est emprunté à un tableau de Velazquez, qui disparut dans l’incendie de l’Alcazar environ un siècle après qu’il fut achevé (3). En plus de fournir l’axe thématique de l’oeuvre, Ruiz dit s’être inspiré du système allégorique de Cesare Ripa que le peintre avait mis en œuvre dans sa toile. Chaque salle se présente en effet comme un tableau spatial allégorique. Ripa est l’auteur de l’Iconologia, un répertoire allégorique ayant pour but de  « servir aux poètes, peintres et sculpteurs, pour représenter les vertus, les vices, les sentiments et les passions humaines ». C’est un système conventionnel, mode de représentation normatif que Ruiz rapproche de celui en vigueur dans le cinéma américain (4).

Avant d’en venir au livre lui-même, nous pouvons faire ici une description de cette installation, à partir des documents qui nous ont été fournis par l’IVAM. Selon les divers documents que nous avons pu consulter, l’ordre des salles n’est pas toujours le même. L’un des comptes rendus fait commencer l’exposition par « Allégorie de la mélancolie – 1999 », suivie de « Allégorie de l’espoir – 1666 », puis « Allégorie des songes – 1620 » et « Allégorie de la mémoire – 1954 ». Cependant, la plupart des versions, y compris celle qu’en donne Ruiz lui-même dans une interview, présentent les pièces dans l’ordre chronologique. C’est donc cet ordre que nous suivrons. Il est à noter également que l’ordre des salles n’est pas tout à fait le même entre la version américaine et la version espagnole de l’installation (5).

L’installation commence donc par l’Allégorie des songes – 1620. C’est ce que Ruiz nomme une « salle paradoxale » parce que le visiteur a l’impression de marcher non pas sur le sol mais sur l’un des murs de la pièce. Sur le mur qui lui fait face est projeté un film qui représente un dormeur, et un miroir est installé au plafond. Sur les murs latéraux se trouvent trois reproductions d’un même tableau, deux petites d’un côté, une plus grande de l’autre. Il y a aussi « des projections reflétées par des miroirs avec des scènes de la cour peintes par Velazquez, avec des personnages qui se déplacent lentement et dialoguent avec le tableau d’en face ». Cet espace, nous dit Ruiz, est « vaguement inspirée par le Monastère de l’Escorial en Espagne. La banalité de certaines chambres du Palais m’a impressionnée, la modestie de certains de ses éléments, et en même temps ses terribles connotations, comme le petit écritoire de Philippe II d’où il dirigeait les batailles de ses nombreuses guerres de par le monde et les expéditions de l’Armada Invincible ».

La suivante, Allégorie de l’espoir – 1666, « une mosquée labyrinthique – une mosquée internationale – qui pourrait se trouver n’importe où, mais qui, pour moi, est la mosquée de Cordoue, qui s’est transformée en cathédrale catholique quand les espagnols chrétiens reconquirent la ville ». C’est un espace à colonnades multipliées par des miroirs où un orateur marocain lit des contes nord-africains en aljamiado.

Allégorie de la mémoire – 1954, est « un commentaire sur la banalité du pouvoir absolu du général Franco, de son régime, de l’apothéose de l’esthétique de la petite bourgeoisie aisée ». Elle fait écho au salon où Ruiz voyait à cette époque les actualités espagnoles produites par le régime franquiste (Noticiario Documental ou No-Do). Dans ces documentaires reproduits dans la salle par un écran de télévision on voit la garde personnelle de Franco, la garde maure, qui le suivait dans les événements et célébrations officiels. Il s’agit ici aussi d’un trompe l’oeil, que l’on pourrait nommer trompe l’oeil historique : la dictature ordinaire.

Le parcours se termine, dans sa version américaine, par l’Allégorie de la mélancolie – 1999. Une petite salle dans laquelle l’on voit un écran de télévision installé à l’intérieur d’un tableau noir sur lequel un professeur donne une conférence : c’est « un point de vue sceptique, une lecture construite sur une série de syllogismes à propos de ces événements historiques ». Dans la version présentée à l’IVAM, cette salle est remplacée par l‘Allégorie des martyrs, où l’on voit des personnages sans tête, pendus par les pieds à des hauteurs diverses.

Ruiz introduisit d’autres variations selon le lieu de présentation (6) : pour la version valencienne, il a rajouté des lits de camps avec des couvertures usées dans l’Allégorie de la mémoire, représentant l’occupation des églises par des travailleurs marocains, mais évoquant aussi les internats et le service militaire. En France, les lits sont remplacés par une représentation de la préfecture : un haut parleur qui répète la phrase « Mohamed, venez au guichet n° tant ». L’installation est une mise en œuvre dans l’espace, qui reflète aussi le territoire où elle se joue.

Venons-en à présent au livre : comment se mêle-t-il à l’installation, comment est-il articulé à l’espace ? Nous n’avons trouvé aucun renseignement quant à sa situation au sein du parcours et de la scénographie. L’on a pu lire à certains endroits qu’il remplaçait le traditionnel catalogue d’exposition : on peut donc imaginer que le livre était consultable au terme de l’installation. Toujours est-il que l’on constate d’emblée une relation d’ordre spatial et visuel avec ces salles allégoriques, par son apparence extérieure : le motif de la couverture, le damier, se retrouve dans « Allégorie du songe ». Le livre comme objet physique continue l’installation. Par ailleurs le contenu du livre reflète le thème de l’exposition : les dialogues entre la culture arabe et la culture espagnole. Le livre contient également un récit qui renvoie au tableau de Velazquez : l’histoire de Trajana, « prostituée aux yeux de couleur changeante » (7), redevenue vierge après avoir posé pendant deux ans pour une Annonciation. Elle servit ensuite de modèle pour l’Espagne dans l’allégorie du tableau disparu, et peu après « donna naissance à un Maure aux cheveux frisés qui avait toutes ses dents. Et l’on dit que lorsqu’il souriait, on entendait de la musique ». Il s’agit d’une sorte d’immaculée conception, le Maure étant « le fils d’une larme et d’un tableau », puisque Trajana est, d’après les spéculations du narrateur, devenue enceinte après avoir avalé ses propres larmes tandis qu’elle posait, « comme l’idée l’exigeait et comme Ripa affirme qu’il faut le faire ». Ruiz construit ainsi une fiction tout à fait improbable autour de ce tableau dont il évoque fidèlement la figure allégorique principale (elle était bien « vêtue en matrone romaine », cf. note 3). L’espace et le texte sont liés par une image absente qui devient fiction.

Cette disparition du tableau, de l’image singulière, c’est un vide où l’imagination va pouvoir se glisser et s’épanouir. L’on retrouve là le motif qui était déjà à l’oeuvre dans L’hypothèse du tableau volé : la pièce manquante autour de laquelle tout s’articule. La pièce centrale est aussi une pièce absente, le centre est décentré, le centre n’a plus une valeur d’unification mais de passage, il n’est plus cohésion mais ébranlement. C’est un élément capital de la poétique de Ruiz, et qui définit aussi sa vision du cinéma : le « fragment absent » (8) qui est condition de la multiplicité de l’oeuvre, de sa virtualité : « un film aura toujours quelque chose qui restera dehors et continuera de résonner dans ce que nous voyons. Et quelque chose qui lutte pour sortir. C’est quelque chose d’inévitable, mais je crois que c’est un élément indispensable du corpus visible du film. C’est le film d’à-côté. […] C’est « L’œil de Dieu » : l’imperfection cérémonielle. L’incomplétude qui rend l’oeuvre respirable » (9). Cette notion comme on le voit ne s’applique bien sûr pas qu’au cinéma, bien que le cinéma, par sa nature éminemment fragmentaire (10), en soit un terrain d’exploration privilégié. De fait « l’œil de Dieu » est une formule empruntée à la tapisserie : Ruiz cite à ce sujet une nouvelle de Cristina Campo, « La flûte et le tapis » (Les Impardonnables), et raconte aussi une anecdote, en réponse à Christine Buci-Glucksmann qui parlait de l’œil de Dieu comme du « lieu omnivoyeur », synthèse de tous les points de vue possibles : « Moi je préfère l’oeil de Dieu des fabricants de tapis afghans. Je tiens le mot d’un iranien. Je lui demandais pourquoi les tapis, les tapis persans, sont toujours parfaitement symétriques, à une erreur près. Il m’a dit : cette erreur s’appelle l’œil de Dieu. C’est par respect pour Dieu qu’il ne faut pas faire de choses parfaites » (11). Cet oeil est bien un creux plutôt qu’un plein (12), qui produit un appel d’images et d’histoires.

Il est donc question de l’espace imaginaire comme d’un espacement, d’un écart qui fait voir. La spatialité et la visualité jouent un rôle important dans ce livre d’expérimentations typographiques, à déchiffrer autant qu’à lire. Le visible s’y mêle au lisible, double régime esthétique pour un ouvrage qui par son titre déjà s’annonce double : Livre des disparitions / Livre des tractations. Cette duplicité renferme une multiplicité : une succession de textes brefs et autonomes, pot-pourri de genres : narratif (l’on y conte l’histoire du chevalier aux jambes de femme, du vomisseur de croix, de l’enfant qui souffle des bulles par les narines, des baleines stellaires…), spéculatif (il est question de « l’art de mesurer les cris de douleur » qui évalue « la chute des cris » en formules mathématiques (13), du rapport entre la musique des sphères et la musique des étoiles…), dramatique (la partie musulmane se termine par une « comédie mauresque en trois actes » intitulée Des trois caravelles, un cri), sans oublier la poésie typographique et les créations purement graphiques. La langue est elle aussi un facteur de multiplicité, dans la mesure où certains passages sont écrits dans un français archaïsant correspondant à celui de l’époque représentée, aux environs de l’année 1666, et que l’on y trouve également quelques phrases en arabe.

 

Nous disions double livre, mais il serait plus exact de parler de trois textes en un – du moins du point de vue typographique, car en termes de contenu quasiment tous les chapitres pourraient venir d’ouvrages différents. Le livre se divise à première vue en deux parties, juxtaposées l’une à l’autre : les pages de gauche représentent le point de vue musulman, les pages de droite le point de vue chrétien. Les pages de gauche sont imprimées à l’envers, telles qu’elles apparaîtraient dans un miroir. Il y a dans le livre un feuillet mobile et miroitant qui permet de lire ces pages. Le troisième texte est le récit composé par les lettres dispersées, imprimées en gras tout au long de l’ouvrage. C’est ici, une fois ces lettres isolées et liées selon la logique visuelle, qu’apparaît véritablement la question de la tractation (14), le rapport caché, à la fois thématique du livre et mode de lecture, naissant ainsi d’une déliaison constructive. Le texte oblique de la tractation apparaît par la disparition du contexte linéaire.


Ce livre à mi-chemin du visuel et du textuel ouvre un espace ambigu où la lecture est obligée de se réfléchir ludiquement, de deviner des règles de lecture à travers des indices visuels. Le visuel du jeu brouille l’approche du texte dès le premier abord du livre : de l’extérieur l’on ne peut savoir dans quel sens l’on va prendre l’ouvrage, puisqu’il est tout entier recouvert par le motif du damier, qu’il n’y a aucune inscription textuelle sur la couverture qui identifie l’envers et l’endroit : le livre est donc d’emblée un trompe-l’œil, semblable aux espaces paradoxaux que Ruiz met en place dans son installation. Quant au feuillet-miroir, il est à la fois dans le livre et dans l’espace, il appartient au livre mais en est détaché, précisément pour en permettre la lecture. Le livre est pris dans un jeu de miroirs, qui assure son déploiement dans l’espace. Le texte ne devient lisible que par sa projection spéculaire.

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(1) Communiqué de presse de l’IVAM.

(2) Agustin Tena, « Historias de moros y cristianos », El Pais, 11 avril 1990, consultable en ligne : http://elpais.com/diario/1990/04/11/cultura/639784807_850215.html

(3) Antonio Feros en fait la description suivante : « Le roi est au centre de la toile, en armure et vêtu de blanc. A sa droite apparaît l’Espagne habillée à la romaine, assise sur un trône, portant dans la main droite un bouclier et des dards, et dans la main gauche des épis de blé. Felipe signale la côte avec son sceptre, où les soldats procèdent à l’embarcation des Maures », « Retoricas de la expulsion », Mercedes García-Arenal (dir.), Los moriscos: expulsión y diáspora: Una perspectiva internacional, Publicaciones de la Universitat de Valencia, 2014, p. 253.

(4) Communiqué de presse de l’IVAM.

(5) Les comptes-rendus journalistiques concernant l’IVAM présentent les salles dans cet ordre :  Allégorie de la mémoire, Allégorie de l’espoir, Allégorie des songes, et l Allégorie des martyrs qui remplace l’Allégorie de la mélancolie. Ruiz commente ce changement en expliquant qu’il s’agissait d’une satire du style de Harvard, et qu’en Espagne « il n’y a pas de professeurs de ce genre ».

(6) Maira José Obiol, « Las emociones de los decorados son difíciles de transmitir », El Pais, 28 février 1991 : http://elpais.com/diario/1991/02/28/cultura/667695603_850215.html

(7) Raoul Ruiz, Livre des disparitions / Livre des tractations, Dis Voir, 1990, p. 17.

(8) Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, Dis Voir, 1996, p. 112. Dans le cas du cinéma, le fragment absent est ce qui se passe « entre deux prises, deux photogrammes, deux films que l’on zappe à la télé ». Ce caractère fragmentaire n’est pas un simple manque, il est ce qui permet de démultiplier la réalité affectée par ce manque, de reconfigurer l’ensemble sous un autre aspect que la totalité, d’en faire une œuvre ouverte : « Si nous cherchons à compléter ces fragments, plusieurs films s’offrent à nous », p. 113.

(9) Raoul Ruiz, Poétique du cinéma 2, Dis Voir, 2005, p. 65.

(10) « Tout film est incomplet par nature puisque fait de segments interrompus par l’interjection ; 'Coupez !', du réalisateur », Ibid., p. 113.

(11) Conversaciones con Raul Ruiz, Universidad Diego Portales, 2003, p. 34.

(12)  C’est aussi une expression, employée en alternance avec « le trou de Dieu », que l’on retrouve dans le film L’Île au trésor et sa version romanesque A la poursuite de l’Île au trésor, pour désigner un trou par lequel le personnage peut voir sans être vu.

(13) « En assistant aux tortures de Catalina Vasquez, il m’est apparu très clairement qu’il existe des aïe qui tendent vers le a et d’autres vers le y. Et j’ai composé la contradiction suivante :
a = ay
Si on remplace le a de la deuxième partie de l’équation on obtient :
a = (ay)y », etc…, Le Livre des disparitions / Le Livre des tractations, p. 14-16.

(14) Voici la missive secrète, coquilles, sans doute volontaires de la part de Ruiz, comprises, et sans ponctuaction : « Du prix de la captive on est d’accord pour douze mille aucune réponse ne sera donnée avant l’hiver on est d’accord pour huit mille pour le mois d’avril ce sera doce mille ou la captive eviendra à Marraquech où elle est demandée et où ils sont déjà d’accord pour payer vingt mille dix mille douze mille ou vous n’avé plus de ces nouvelles à présent elle est très contente de savoir r quelle sera avec les siens Dix mille une premire partie avant le mois de juin une seconde partie au mois de novembre Maintenant ce n’est pas douze mille c’est vingt mille et la captive est à Marraquech Treize mille mais en plus les deux captives qui appartiennent à Ibn Hassan qui veut et paira ce qu’on lu demande quince mil immediatement on demande un sursis d’un mos il n’y aura pas de sursis on demande un sursis demande refusée maintenant c’est veinte mil on est d’accord pour vingt mille la première partie arrive avec le Juif la captive ne sera livrée qu’en échange de la somme due on demande un sursis d’un mois le mois est passé la captive vendue s’et suicidée elle est en enfer ».


| Auteur : Boris Monneau

Publié le 03/03/2016