Etranges particules de Denis Klebleev

Un jeune homme marche sur un chemin à travers les bois, suivi par une nuée de moustiques. Un téléphone fiché à l'oreille, il énonce les termes d'une équation mathématique des plus difficiles. La caméra, portée, veut être proche de lui, même si ce qu'il dit semble résister à toute compréhension possible. Cette séquence sur laquelle s'ouvre le film, qui se donne comme le portrait d'une sorte de génie de la physique quantique, installe d'emblée une relation personnelle entre le réalisateur et ce personnage dont la figure, qui affiche une inquiétude inexorable suscitant une empathie évidente et immédiate, est proprement insaisissable. L'étrangeté annoncée par le titre du film est là, palpable, dès ces premières minutes.

Tout l'effort de Denis Klebleev, dans ce mouvement de cinéma simple et juste, à la fois classique et très singulier, va être de capter cette manière d'habiter le monde sans y être tout à fait présent, de vivre  l'incarnation comme une impossibilité, de sentir l'horizon du monde dans l'incapacité où il est de correspondre ou même de rejoindre ce que notre esprit peut comprendre de lui. En filmant un personnage exceptionnel par la puissance manifeste de son esprit, c'est finalement le fondement même de toute existence, qui consiste nécessairement, dans les moments décisifs de son déploiement, en une forme d'inadéquation au monde, que Denis Klebleev parvient à esquisser à l'écran.

Car ce qui frappe, c'est l'extrême simplicité des situations filmées, traversées par des préoccupations d'ordre mathématiques qui nous échappent, et dont le rôle n'est pas de nous perdre, mais d'accomplir des gestes d'exacerbation, c'est-à-dire de créer des espaces de visibilité accrue. Chasser des moustiques, écouter de la musique, accompagner des étudiants pour un séjour studieux dans une sorte de club de vacance en bord de mer, jouer au foot avec eux, assister à une fête sur la plage… Autant de moments où nous pouvons sentir que quelque chose ne cadre pas exactement, que l'intensité de ce que nous vivons s'enracine ailleurs, dans quelque région iniminaginable où nous devons pourtant chercher à porter le regard pour en comprendre le sens. A cet égard, les scènes où Konstantin demande à ses élèves de trouver une solution à un problème donné sont particulièrement significatives. Le ton monte de manière disproportionnée devant une impossibilité, comme si l'échange prenait un tour politique ou engageait une question de vie ou de mort. Le fait est que pour Konstantin, et conséquemment pour le film lui-même auquel il donne sa couleur et son caractère, le regard semble se fixer toujours sur un point de non retour et toute question qu'il embrasse nous engage de manière irréversible. 

Comme la physique quantique, le cinéma est un jeu sérieux. Etranges particules est la rencontre de deux solitudes — car la caméra en est une — qui cherchent et trouvent le temps du film une écoute aussi fragile que nécessaire. Konstantin, après avoir erré lors d'une fête où il ne pouvait trouver sa place, confesse à Denis Klebleev, en attendant de son regard  de cinéaste qu'il le comprenne, que ce monde "n'est pas le bon". Il s'y tient comme un poisson hors de l'eau, il ne pourra y créer rien de neuf, il n'y trouvera aucune inspiration. Au cinéma, acculé à ce point de chute, de montrer que ce monde trop étroit, qui est le seul auquel nous ayons un accés, nous pouvons y frayer, l'élargir un peu, pour y retenir quelque chose de ce non sens qu'il affiche, et qui nous fait vivre.


| Auteur : Rodolphe Olcèse

Publié le 18/10/2015