La mer du sable de Sarah Klingemann

Le cinéma partage avec la poésie la possibilité de faire exister, dans une concomitance qui ne demande a priori aucune justification extrinsèque, des temps et des espaces séparés. Qu'un dedans sans fenêtres apparentes puisse ouvrir sur une extériorité qui se tient loin de lui ne fait que rappeler la liberté gratuite et aventureuse du montage, dont la vocation est sans doute de déplacer des lignes dans le paysages à partir de matières variées, où notre regard peut être guidé et se perdre tour à tour, comme lorsqu'il s'abandonne à un horizon offert tout entier et pourtant retenu dans le secret de sa mystérieuse présence. 

C'est d'abord dans des corps assemblés que La mer du sable — film de Sarah Klingemann dont le titre, en choisissant un article partitif plutôt qu'un autre, propose à notre regard de s'éveiller sur une inévidence  — annonce la possibilité d'un paysage que nous ne pouvons mesurer sans plonger au préalable dans une opacité charnelle qui devient comme un aplat sur lequel des images vont entrer en composition les unes avec les autres. Le film est d'abord un corps multiple, pris et offert dans un ensemble de gestes et de contacts où les chairs communiquent les unes avec les autres, pour ouvrir sur un territoire et l'occulter à la fois. C'est sans doute une manière d'anticiper l'exploration d'un paysage à venir, que nous devons aborder comme l'un de ces chemins de grande randonnée que nous nous apprêtons à parcourir et qui pour l'heure ne peut produire d'images ou d'impressions que par prévision.

La mer du sable travaille ainsi des effets de diffractions et de ruptures qui se jouent à plusieurs niveaux. Glissement d'une forme vers une autre, d'une saison vers une autre, d'une couleur vers une autre, d'un timbre vers un autre… Tous les éléments mobilisés par Sarah Klingemann pour détourer cette mer promise comme un lieu de cinéma sont autant d'occasion de rompre une continuité, et par là de créer de la visibilité ou des possibilités de résurgence dans l'itinéraire du film. Il faut chercher à mettre la mer d'un côté et le sable de l'autre — la mer, du sable — pour que notre attention puisse se tourner dans l'écran vers une image qui ne s'y trouve pas. Cela est si nécessaire que la bande sonore ménage un espace qui donne à entendre une fusillade, potentiellement empruntée à un western tourné dans ce parc d'attraction qu'est la mer de sable, que le film ne cesse d'approcher et qu'il figure en un sens par l'obliquité des corps qu'il met en scène.

Le montage parallèle de plans rapprochés sur ces corps féminins et d'images captées sur le GR1 est porté par un texte lu en off par plusieurs voix qui s'appellent, se reprennent et se répondent. Les voix opèrent ici comme des jointures, ce qui supposent que le texte lui-même se donne comme une série de ruptures et leur résolution. Le texte décrit ce que les images explorent, dans son contenu et dans sa forme. Il est une traversée dont la polyphonie assume pleinement la désorientation essentielle dans laquelle notre regard a été conduit. Livré à nouveau à la toute fin du film dans son intégralité, il nous invite à un acte de reprise que nous accomplissons nous-mêmes sur des images de mise à nu qui disent sans doute les gestes préalables qui ont rendu possible la captation de ces silhouettes imbriquées les unes dans les autres. C'est-à-dire que La mer du sable cherche et trouve le seuil même sur lequel il se tient, comme si la forme du film était déjà livrée toute entière dans sa préfiguration, qui se signale elle-même comme une brèche où nous devons nous engager pour joindre notre propre voix à ce mouvement qui vient de se déplier, et nous laisser entraîner sur un chemin de randonnée où, à quelques mètres des routes de banlieues les plus communes, des espaces s'ouvrent de toutes parts pour un cinéma de poésie.


| Auteur : Rodolphe Olcèse
| Lieu(x) & Co : Côté court

Publié le 19/06/2015