Loïc Touzé / Rencontre autour de Je suis lent

ABLC : Pourquoi reprendre Je suis lent en 2015 ?

Loïc Touzé : Cette conférence a une préhistoire. Une invitation m'avait été faite par Vera Mantero à Lisbonne, dans le cadre pédagogique d'une formation pour les danseurs. Elle avait envie que les intervenants – Mark Tompkins ou encore Lisa Nelson, parmi d'autres – aient un moment pour revenir sur leur parcours et sur leur histoire avec la danse. J'avais sorti des documents et livré un parcours plutôt biographique, assez narcissique, je parlais beaucoup de moi. Certaines choses se sont pourtant dégagées de ce travail, des enjeux intéressants à développer se sont dessinés et je me suis promis d’y revenir plus tard. L’occasion s’est présentée avec cette invitation d’Anne Fontanesi dans le cadre du programme Domaines au CCN Montpellier. Nous nous sommes recentrés sur la question des récits, un thème récurrent qui traverse mon travail, même avant LOVE et O Montaigne. Ma proposition s’est donc cristallisée autour de cette idée des récits sur le corps que nous allons chercher dans la ville, auprès de personnes qui vont s’exposer sans pour autant être des spécialistes de la danse, des personnes dont nous pouvons supposer qu'ils ont des connaissances sur le corps que nous ignorons. Il s’agit en fait d’une nouvelle itération de mon projet Autour de la Table et dans ce cadre là, nous nous sommes dit qu'il serait peut être intéressant de réactiver la conférence Je suis lent.

Pour la retravailler je souhaitais collaborer avec quelqu'un qui ne soit pas trop proche de la danse et qui en même temps la connaisse bien. Eric Didry mène depuis longtemps un travail sur des récits. Nous avons partagé un atelier au TNB à Rennes. Par ailleurs, j'avais vu la très belle pièce qu'il avait faite avec Nicolas Bouchaud sur Serge Daney, La loi du marcheur. Nous n'avons pas de méthodologie particulière. J'ai des matériaux, j'ai envie de les avancer, voir les questions qu’ils soulèvent, des choses qui doivent apparaitre ou disparaître. La précision de regard et d'écoute d'Eric m’aide énormément. Il a une écoute que je reconnais : une écoute à côté de ce qui est dit dont je sais que c'est la bonne manière de travailler.

ABLC : Comment vous êtes vous impliqué dans ce travail ?

Eric Didry : Loïc m'a montré la vidéo de la conférence dans sa première étape à Lisbonne et il m’est apparu que la parole pouvait non seulement être de l'ordre de la séduction, mais rendre accessibles les processus de travail de Loïc que je trouve très intéressants. Souvent on n'imagine pas qu'il y a tout cela dans un travail de danse et le défi était de capter l’attention des spectateurs qui n'ont pas vu les pièces, qui ne savent pas, s'adresser à un public hétérogène et imaginer une prise de parole qui puisse faire que tous ces personnes s’y retrouvent.

J'aime beaucoup l'improvisation. J'ai proposé à Loïc de me parler de ses pièces et je le poussais par moments à performer. Il est danseur, il a beaucoup de choses dans le corps. Lors des forts engagements physiques, la parole devient très juste parce qu'elle est libre, proche de soi. Et finalement, dans le travail des récits, la question de l’auteur s’efface au profit de celle du groupe qui véhicule des choses communes. Le théâtre n'est pas une chose acquise, il faut faire du chemin pour essayer de l'expérimenter, le découvrir, viser un théâtre possible. En fin de compte, beaucoup de personnes peuvent s'intéresser de manières différentes à ce que Loïc met en œuvre à travers ces processus de travail et ainsi à un moment donné, la pièce devient visible.

Loïc Touzé : A cet endroit, Eric a été essentiel. J'ai douté, nous avons beaucoup parlé, il a beaucoup insisté sur le fait que c'était possible et utile que je parle des processus. Il m'a fait sortir du biographique tant qu'il pouvait et j'y suis revenu, tant que je pouvais. Le biographique avait pour moi l'avantage de m'aider à construire du sens, lier les choses entre elles. Eric pensait que nous n'avions pas besoin d'une chronologie, quant à moi, j'avais peur que ce fait de creuser dans les pièces, revenir sur les matériaux d’origine et sur les enjeux du travail ne soit trop abstrait ou trop éloigné.

La question des archives filmiques offre des entrées, celle de l'engagement physique sur lequel Eric a insisté redonne du concret. Quant à la question pédagogique, elle est très importante également. Je ne fais pas que raconter des choses, je fais plus qu'expliciter le processus, j'essaie de faire passer quelques informations fondamentales, du même ordre que celles que je délivre quand j'enseigne. La dimension d'archives, la dimension pédagogique, la dimension restitutive des processus de travail et la dimension biographique – la totalité de ces éléments dessine une cartographie qui rend les informations possibles. Il fallait juste trouver des chevilles, une articulation audible. Même si on n'a pas vu le travail, quelque chose peut se passer à partir de ces propos.

ABLC : Le processus donne des clés qui permettent d'entrer dans une image qui autrement resterait lointaine et fermée, une archive froide.

Eric Didry : Les articulations se précisent en travaillant, en improvisant.

Loïc Touzé : Les choses ne sont pas écrites. Il y a une trame très précise et, un peu comme toujours dans mon travail, des paramètres aléatoires. Je dois m'engager avec la parole à l'intérieur de cette trame.

Eric Didry : Nous sommes en train de chercher la question qui conduirait à la prise de parole de Loïc. Pour moi, l’enjeu n’était pas de dire : « parle de toi, parle de ton parcours ! ». La prise de parole de Loïc correspond à une question qu'il faut inventer à chaque fois, pour que son expérience, ses pensées se construisent au cours de la conférence devant nous. Mon travail sur les récits prend comme matériaux les expériences de tout le monde, à priori dans un mode mineur – des souvenirs de peur, de joie – au bout d'un moment, nous nous rendons compte que nous avons tous énormément d'histoires à raconter, mais aussi que cela peut concerner tout le monde, si nous prenons le temps de refaire le chemin humain de l'expérience.

ABLC : Quelles questions ont-elles structuré ce cheminement ?

Loïc Touzé : Je me suis accroché à la question : où est la danse? Et je peux y répondre, elle est à venir ! En avançant sur un parcours de 25-30 ans, la danse est toujours une question qui se trouve devant moi et qui me permet aussi d'avancer.

ABLC : Comment négociez-vous le passage entre les différents registres ? Entre la parole qui transmet un savoir et la parole qui, dans les pièces, fait advenir les choses ?

Loïc Touzé : J'ai une certaine facilité avec la parole ! Je pense en parlant, ça se formule et ça me fait penser. Après, il y a une forme de performativité liée au fait d'enseigner. Pour cette conférence, je travaille pour moduler le rythme, la mémoire.

Quant au statut de la parole, ça bascule souvent, mais c'est un peu la même chose au niveau de l'investissement corporel dans LOVE. Il y a des choses qui sont investies, des choses qui sont surinvesties, sousinvesties, en fonction de la manière dont on module l'investissement et de l'effet voulu. Ce sont des tons, c'est une question de rapports.

Eric Didry : La parole doit être comme un acte. C'est un peu ma mission dans le projet : veiller à ce que la parole ne soit pas au dessus, surtout pas allusive, mais concrète, même si souvent, elle implique de la pensée. Parler, c'est agir. Simplement, pour que la parole soit un acte, il faut y mettre du corps.

Loïc Touzé : Il s’agit d’une parole qu'il faut investir et aller chercher. L'enjeu performatif est de se jeter dans la bataille, plonger, comme dans La Chance, et voir ce qu'on y rencontre, tenir l'espace, tenir les gens, hypnotiser même. Mon débit de parole approche de celui d’un hypnotiseur. Essayer de faire passer des images subliminales, c'est un travail qui m'intéresse également, et qui est assez jubilatoire.

Eric m'aide après à désosser, à aller directement à l'information. J'ai tendance à lui tourner autour. Pour que la mémoire fonctionne, je la remplis au fur et à mesure. Mais en trois mots on peut entendre la chose. Il faut arriver à être minimaliste et précis. Il faut trouver le bon geste, la bonne articulation, la bonne phrase, c'est une écriture au plateau. Ce n'est pas une écriture en labo ! L'écriture littéraire pourrait se faire seulement une fois l'écriture de plateau posée, car il s’agit avant tout d’une expérience.

ABLC : Quelles perspectives cette conférence ouvre-t-elle sur votre travail ? Quelles lignes de force ou des résonances s’en dégagent ?

Loïc Touzé : Nous sommes encore au tout début, il faut en parler, regarder, écouter, y retourner. Cette présentation à Château-Gontier est une étape essentielle dans notre manière de travailler ensemble. J'avais besoin de voir que cette expérience peut se communiquer aux autres. Au delà du propos narcissique, il y a d'autres enjeux.

J'ai un peu trop le nez dessus pour formuler clairement ce que j'y ai découvert. Je n'avais jamais posé clairement la question du phrasé alors que c'est précisément ce que je fais dans LOVE, par exemple.

Eric Didry : Je suis à l'extérieur, en voyant la conférence avec d'autres spectateurs, des choses m'apparaissent. Il y a de l'inconscient dans un travail. Ce n'est pas forcement dit, mais nous pouvons le concevoir. Il faut être assez disponible pour que différents niveaux de lecture soient possibles.

Loïc Touzé : Peut être que je n'ai pas encore assez insisté sur la famille, la communauté, le début des choses. Des lignes de force traversent le travail de LOVE, en passant par La Chance et O Montagne, elles signent quelque part mon rapport aux autres, à la scène, au geste.

Eric Didry : Le rapport que Loïc entretient avec les interprètes, ses manières de travailler, de faire une pièce, tous ces éléments pourraient être extrêmement nourriciers sur beaucoup d'aspects pour le public, pour les gens qui font de la danse, pour les danseurs.

Loïc Touzé : Je pense que c'est le moment pour moi de faire cette conférence. De Latifa Laabissi et Yves Noel Genod avec lesquels j’ai monté des pièces de 1995 à 2005, à Marlene Monteiro Freitas qui fait désormais ses propres pièces, d’une puissance phénoménale, ou encore Rémy Héritier, Ondine Cloez et Madeleine Fournier, il y a une famille qui prend place et cela m'intéresse. J'appelle ça une bande, une bande de pirates, des gens qui croient dans des choses, dans une certaine manière de vivre avec l'art de la danse et de le partager.

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Je suis lent, le 19 mai au CCN de Montpellier.

Autour de la Table, le 21 et 22 mai 2015, au CCN de Montpellier (mise en oeuvre CCN de Montpellier LR, kom.post, ORO) dans le cadre d'un "Domaines" Loïc Touzé / récits .


| Artiste(s) : Loïc Touzé

Publié le 19/05/2015