Nina Santes / Self Made Man

L’atmosphère est intime, propice au partage, dans le studio perché au 6ème étage de la Gaîté Lyrique. Les spectateurs prennent place sur des coussins à même le sol. Pour cette nouvelle séance de Danses augmentées, Mylène Benoit invite Nina Santes. Self Made Man, le titre du solo de la jeune chorégraphe, établit d’entrée de jeu une tension captivante avec la thématique de la soirée, Danses d’auteures.

Un micro relié à une machine de distorsions, des lattes en bois, tout est déjà là, sur le plateau, offert, en vue, mais la création de Nina Santes s’emploie patiemment à creuser les failles du regard, lui joue des tours, déploie subrepticement d’étonnantes plages sensorielles.

La voix retentit dans l’espace, entre soupir et respiration monocorde, qui se dépose en strates successives. Dans un mouvement de ressac ample et pourtant furtif, l’air s’engouffre, avide, dans les poumons. Des éléments électroniques viennent rendre caverneux l’aspect charnel du son, le sapent, l’effritent, y nichent des interférences, finissent par aboutir à un étrange rythme, dense et éthéré à la fois. Avec des outils extrêmement simples, la chorégraphe n’aura de cesse de pousser toujours plus loin le travail de la matière sonore. Les interventions s’opèrent par paliers. La pulsation binaurale s’installe durablement. Son amplitude dégage d’insoupçonnables espaces de transformation.

Nina Santes s’empare des lattes en bois. Une terrible concentration se lit sur son visage. Très vite, des constructions fragiles, minimalistes, s’élèvent en angles diffractés sur le plateau. Ces équilibres instables, démultipliées dans des configurations au premier regard aléatoires, entrent en résonance et amplifient la puissance secrète du battement binaural. A travers des gestes lisses, tranchés, la chorégraphe semble déposer dans le corps ces alignements. Un glissement sémantique et sensoriel est en train de s’accomplir : bientôt intérieur et extérieur vont perdre leur force euristique, brassés dans une expérience indicible, duveteuse, terriblement propice aux apparitions de toutes sortes. Le tourbillon que Nina Santes déclenche en tournoyant sur elle même est hypnotique du fait qu’il attise le danger. Il laisse entrevoir la chute imminente dans cette distance encore millimétrique qui sépare la main de ces fragiles constructions. Bientôt tout se retrouve à terre et une course saccadée faite d’accélérations et ralentis écume l’espace. Elle entraine le corps qui la porte vers un affaissement troublant, symptôme palpable d’un glissement progressif vers d’autres âges biologiques.

La fatigue s’installe, une autre qualité de souffle sature l’atmosphère, en modulations mélodieuses. La voie est déjà ouverte. Un gros rouleau se déploie. Deux textures différentes tracent ce chemin – l’une sensible au poids du corps qui y laisse des traces, l’autre cotonneuse qui y fait écran. Les pas s’impriment lentement comme dans un rêve, charrient une foule de transformations discrètes. La ressemblance s’ancre en deçà des cadres de la vision, la chorégraphe l’enfouie dans les chairs, la laisse filtrer dans des sensations, la fait flotter autour d’un corps qui peut être à tour de rôles celui d’une jeune femme (elle même), d’un homme quelconque ou d’un vieillard. Le travail outrepasse le registre du mime. Les images ne se fixent jamais, pullulent dans l’espace entre, elles qui se forment à mi-chemin entre l’interprète et le spectateur – chaque spectateur à la fois – gravitent autour des points de convergence de tant d’imaginaires possibles. Nina Santes maitrise l’art de les aimanter, les imprimer, sans que rien de sa personnalité n’y fasse écran. C’est avant tout une question de pulsation, discrète mais persistante, qui nous approche du cinéma des origines, et cette pulsation traverse de manière souterraine la fluidité des gestes. De l’enseignement de Transforme, l’école organisée par Myriam Gourfink entre 2008 et 2013 à l’Abbaye de Royaumont, Nina Santes tient cette capacité extraordinaire de ne jamais arrêter le mouvement, de travailler des flux dans le sens des transformations infinitésimales. Self Made Man va d’une certaine manière beaucoup plus loin encore, procède d’un geste constructif au sens premier du terme, car cette création nous donne des outils pour la suivre sur cette voie, l’air de rien, éduque et affine notre regard, nous montre les transformations en train de s’opérer, jusqu’à un point de non-retour où ce qui se laissait préfigurer dans le miroitement de ces images disparates devient manifeste. La voix est désormais masculine, qui marque le moment de la bascule.

Une volonté de démiurge habite et reconfigure désormais le studio : des corridors labyrinthiques, des fenêtres et puits de lumière se creusent sous les combles de la Gaîté Lyrique. L’expérience de cet espace temps partagé est augmentée d’une forte charge hallucinatoire. Une ligne mélodique de blues nous laisse nous engouffrer dans l’écart inframince qui se creuse, car la voix de la performeuse se dissocie, entre ici et ailleurs, l’instant présent et un passé indéterminé, le live et sa trace enregistrée. La houle monte et contamine l’espace, l’air change littéralement de couleur et densité. Le tout se passe au ralenti, comme dans un rêve. Les images se déposent en strates successives, épaisses, concaténées et dans les limbes de la vision chacun avoisine, côtoie sa propension pour la voyance.

Des voix de femmes se laissent déceler entre les nappes sonores, hantises lointaines, survivances d’une mémoire collective à l’échelle de l’espèce humaine. Les cris s’élèvent en modulations guerrières, plaintives, inarticulés, chamaniques, vont chercher en profondeur et disloquent des masses d’affects opaques, indicibles. Nina Santes les ravive. Ses gestes répétés convulsivement, l’effort obstiné, l’épuisement farouche, pourraient être reçus en tant que symptômes d’un terrible acte fondateur, un enfantement de soi dans le labeur.

Le travail se poursuit longtemps après dans le noir qui marque la fin de la création. Dans le sillage de Mylène Benoit, qui a imaginé l’ensemble de la soirée, nous pouvons déceler en lui des airs de parenté avec ces pulsations de la figure, dans les danses séraphiques ou sorcières de Mary Wigman, ou dans les Pantomimes de Valeska Gert surprises dans ces archives de la Cinémathèque de la danse. Traversé de bout en bout par la question du genre que la phrase de Beatriz Preciado - tout est question de dose - ne fait qu'amplifier, Self Made Man pose avant tout les bases d’un solide travail à venir.

--
La pièce a été jouée à la Gaîté Lyrique, dans le cadre des Danses augmentées sur une invitation de Mylène Benoit, le 26 mars 2015


Crédits photos : Annie Leuridan

Publié le 01/04/2015