César Vayssié / #UFE

Avec Clara CHABALIER, Constance LARRIEU, Pauline HUBERT, Noémie DEVELAY, Sarah AMROUS, Charles D’OIRON, Cyril BROSSARD, Gaël SALL, Marc-Antoine ALLORY, Simon GUÉLAT, Rodolphe AUTÉ.

L’aventure a commencé en 2012.

Chacune des projections d’UFE est un événement en soi qui laisse filtrer dans son cadre de monstration quelque chose du trouble de l’instant, comme si tout était en train de se jouer ici et maintenant, sous les yeux des spectateurs, comme si l’image filmée avouait son impuissance par rapport au vivant, son besoin de se recharger en affects au contact de ses protagonistes. Se retrouver ensemble, être plongé dans l’obscurité d’une salle de cinéma et revivre ne serait-ce que des bribes de l’expérience de cette œuvre qui déborde le film qui nous est donné à voir.

L’histoire, en terme de narration, échappe toujours, s’éparpille, s’effrite volontairement. Ce n’est, depuis le début, qu’un prétexte.

L’histoire, aux dimensions de l’œuvre, se réécrit à chaque projection. La prochaine a donc lieu au T2G. César Vayssié prépare d’ailleurs avec ses jeunes complices une création – le volet scénique d’UFE pour 2016.

Performer le film, actualiser les images, rendre plus palpable encore le battement entre l’instant présent et la temporalité en autarchie, comme suspendue, potentiellement sans cesse recommencée, des images. D’ailleurs, lors d’une toute première monstration, au théâtre des Amandiers à Nanterre, sur les lieux mêmes ayant accueilli une partie du tournage, l’artiste ouvrait une brèche conséquente dans le dispositif cinématographique, déjà tenacement mis à l’épreuve dans les séquences antérieures, jusque dans sa grammaire même. L’air froid de cette soirée de fin janvier s’engouffrait ainsi dans la salle, saisissant les spectateurs, soudainement secoués de leur position confortable, jetés en plein milieu de l’action, propulsés au cœur de la fabrique du film.

Question de respiration, grosse bouffée d’air, vivifiante. Signe manifeste d’une nécessaire tentative de décloisonnement : entre le cinéma et le plateau de théâtre, entre l’image en mouvement et la danse – évidente à la lumière du parcours de César Vayssié, passé par une école d’art, complice, derrière sa caméra, des chorégraphes, complice encore sur la scène, dans des forêts ou à PS1, de Philippe Quesne. Décloisonnement aussi de la posture spectatoriale, car il y va d’une proposition qui brouille les pistes, repose la question et tente de redéfinir le mode de réception d’une œuvre.

Question de latence et question de hors-champs, terriblement prégnante, vertigineuse. La moindre séquence d’UFE se fait l’écho d’autres moments de partage qui n’auraient pas été possibles sans la caméra. Le film s’est enclenché dès la première image tournée, lors des auditions. Fidèle au mot d’ordre que partagent ses jeunes complices, César Vayssié est tout de suite dans le faire. « Nous n’avons pas de projet ! » doit être entendu dans le sens d’un rejet de la langue de bois qui régit les modalités de production dans le domaine de la culture, mais surtout dans le sens beaucoup plus vaste d’un refus de se projeter dans une forme finie, circonscrite d’avance, figée et immuable, qu’elle soit une œuvre d’art ou un projet social dans son ensemble. « Tout a déjà été fait et tout reste à faire ». UFE, tout comme ses protagonistes, se cherche, devient. C’est en cela même qu’il est extrêmement poignant, nécessaire. Il donne à voir des jeunes gens au bord de la vie, dans ces moments charnières de mue, de recherche, de choix. Mais plus que donner à voir, dans son travail souterrain, dans sa fabrique, ce film ausculte, accompagne, peut être même enclenche, amplifie en tout cas les interrogations, les doutes et les élans, les sursauts de ce devenir multiple et singulier.

Pour tout saisir il faudrait peut être plonger dans l’archéologie de cette œuvre. Revoir ces brèves capsules qui condensent l’expérience des ateliers nomades donnés au fil de ces deux ans aux jeunes performers par Mathilde Monnier, encore à l’époque au CCN de Montpellier, par Dimitri Chamblas au Musée de la danse à Rennes, par François Chaignaud ou Yves-Noel Genod à la Ménagerie de verre à Paris. Eclats de pure subjectivité, pris dans le feu d’une action qui ne laisse aucun répit, qui coupe les amarres, qui ébranle les certitudes et fait s’effondrer les résistances. César Vayssié sait surprendre avec une grande finesse la sincérité désarmante, désespérée de la première fois. Sa caméra devient l’outil essentiel de la relation, le liant, le catalyseur des véritables situations de vie. La distinction entre documentaire et fiction a perdu depuis longtemps son pouvoir euristique. L’artiste entraine ses collaborateurs dans les zones instables, de contamination, où le jeu et le vécu se nourrissent l’un de l’autre et s’augmentent réciproquement. Il y va d’un fond inestimable, d’une force poignante et certaines de ces séquences font irruption ça et là dans UFE. Leur immense charge d’affects les rend difficiles à manier, disparates – à la fois contrepoints et vastes contre-champs, survivances, symptômes du désir même aux sources de cette œuvre – les termes pour les appréhender sont encore troubles. Ces séquences donnent de l’épaisseur aux autres images, en constituent le référent enfoui, les parois secrètes d’un vécu au contact desquelles l’écho, la vibration, toute une série d’actualisations deviennent possibles.

Question de jeu – entre les séquences, entre les différents régimes de l’image, entre les diverses postures diégétiques. Rien n’est figé. UFE travaille dans ces battements, dans l’entre-deux décliné à souhait entre l’intensité de l’instant et le temps résolu du cinéma. C’est un objet filmique tout au contraire, irrésolu, que nous avons sous les yeux, qui se cherche encore, qui creuse différentes approches rythmiques dans chacune de ses trois parties, qui s’enfonce délibérément dans le jeu de la distanciation. Il y a quelque chose de Jean-Luc Godard – comme dans tout excellent film, peut-on dire – que nous pouvons reconnaître dans cette œuvre, sans s’arrêter au seul usage des musiques excessives dans le pathos, qui opère quant à lui, dans le registre de la citation ou de l’hommage. Il y a quelque chose d’Yvonne Rainer également – et il ne s’agit surtout pas de tracer des généalogies fantasmées ! C’est davantage une question de lenteur, de flottement, de travail qui prend son temps, de ruptures, de sauts brusques, voire de collisions brutales. César Vayssié fait feu de tout bois pour déjouer la tyrannie du récit. Le danger était imminent : ses protagonistes sont jeunes et beaux, fragiles, mal rassurés et tranchants à la fois. La tentation du Springbreak pointait dès le départ son nez, Larry Clark semblait roder dans les parages, même s’il était déjà accaparé par The Smell of Us. C’est une affaire de dosage, l’artiste est parfaitement conscient du pouvoir de séduction des images. Il sait très bien construire des séquences hypnotiques et exaltantes. Il passe le plus clair de son temps à soigneusement les détricoter. L’humour, l’exagération, parfois la précipitation dans le grotesque, peuvent faire le jeu. Son parti pris est de saper méthodiquement les conventions de mise en scène. Pourtant rien de formaliste ou d’iconoclaste dans sa démarche : la vie doit à tout prix trouver un moyen de s’insérer dans l’œuvre sans qu’elle soit trop vite récupérée par les codes du cinéma.

César Vayssié y parvient à merveille, peut être grâce à sa posture flottante. A la fois meneur de bande, instigateur – celui qui rend les choses possibles, depuis les ateliers de danse formateurs, jusqu’à l’aventure dans les Alpes, en passant par les Amandiers – auteur, metteur en situation, preneur d’images, accompagnant de son regard terriblement incarné l’œuvre en train de se faire. Au delà de la volonté d’expérimentation, manifeste, un désir diffus de transmission et un penchant marqué pour l’apprentissage, dans le sens d’un faire ensemble, mettent en mouvement UFE. On pense à BOCAL, l’école sauvage que Boris Charmatz a mené pendant un an (entre 2003 et 2004) de biais avec une poignée d’autres jeunes chorégraphes qui par la suite se sont imposés comme des figures de tout premier ordre de la scène artistique contemporaine. César Vayssié avait accompagné cette autre aventure, inaugurale. Ses images de ces fameuses Tarkos Trainings dans les alpages enneigés sont désormais cultes. Quelque chose du même ordre est en train de se passer avec UFE – projet artistique et projet de vie s’alimentent réciproquement. Gageons que ses jeunes protagonistes feront partie des noms qui comptent dans le paysage de la création à venir. 



Publié le 27/03/2014