L'épreuve du cinéma / entretien avec Arnold Pasquier

Nous republions sur le site l'entretien que Clément Postec a réalisé pour le numéro 1 des Cahiers d'A bras le corps avec Arnold Pasquier, cinéaste particulièrement prolixe et stimulant, dont nous avons évoqué  pluseurs films récents, La vie continuera sans moiL'italie et Si c'est une île c'est la Sicile

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ABLC : Sais-tu combien de films tu as fait ?

Arnold Pasquier : Quarante. Une quarantaine ? Je dis quarante depuis un moment sans vérifier et cela comprend les films jetés derrière l’épaule, ces films remplacés par d’autres, que je ne renie pas, mais que je ne montre pas, plus (pas même sur mon site) et qui constituent cependant une grammaire, l’espace cinématographique de mon rapport à l’autre. Comme Des endroits où ne poussent pas les arbres (1988) ou C’est une colline (1990). Je viens de faire un rapide calcul : 77 films depuis 1986, de 1 à 120 minutes.

ABLC : Quand as-tu commencé ?

Arnold Pasquier : J’ai commencé au collège à faire des films en Super 8. Je voulais être acteur. Très vite, ma cinéphilie et ce que j’ai compris comme étant le moyen de me rapprocher des autres m’a fait prendre une caméra. L’été 86, j’ai loué une VHS le temps d’une journée pour réaliser un film avec Angela Allegrezza et Denis Gardarin. Ce sera Angela, Denis et moi.

ABLC : Quand as-tu rencontré le réel (les désirs et les problèmes de/avec le cinéma) ?

Arnold Pasquier : Le réel préexiste à mon désir de cinéma. C’est même lui qui le provoque. J’ai un rapport direct à ce qui se joue devant moi, que je chercher à cadrer. Le cinéma n’est donc pas le problème mais bien la solution pour étreindre et comprendre ce qui me regarde. Ensuite, sans doute qu’apparaissent des problèmes à résoudre. Ce n’est alors plus du cinéma, mais de la gestion.


ABLC : Pourquoi le cinéaste a besoin d'un producteur ou croît-il qu'il a besoin d'un producteur ?


Arnold Pasquier : Le cinéma est un artisanat corporatiste hiérarchisé. Il se construit sur un modèle pyramidal où chacun tient une place déterminé et déterminante (croit-il). Le réalisateur à besoin d’un producteur pour asseoir un principe de statut social. Être produit, c’est échapper dans le regard d’autrui à l’amateurisme. Pratiquement, avoir un film produit apporte des avantages en nature. Personnellement, j’idéalise une relation qui soit principalement d’intelligence, un dialogue, une façon presque amoureuse de regarder le même objet. Il s’agit alors moins d’une production relative à une économie marchande que l’expression d’une relation sensible. C’est le moment ou je peux m’abandonner, donc découvrir et produire. J’ai moins besoin d’une personne qui mette des billets de banques sur la table qu’une autre qui me dise : « ton cinéma m’intéresse, même sans argent, surtout sans argent, nous ferons notre film dès demain ».

ABLC : Appartiens-tu à une communauté ? Si oui, laquelle ?

Arnold Pasquier : Il n’y pas de communautés de cinéma. Il n’y a que des singularités. J’appartiens à une génération qui est passée d’une cinéphilie construite dans la salle de cinéma à la télévision, qui a vécu la révolution du numérique (j’ai fait des films en super 8, 16mm, 35mm, VHS, VHS-C, Vidéo8, HI8, U Matic, Béta Cam, Béta Num, DV, DVcam, mobile) et qui a profité pleinement de la démocratisation de l’image. Aujourd’hui, nous pouvons faire des films sans argent, ce qui ne règle pas la question de la diffusion et de l’accès aux films.

ABLC : Faudrait-il tout réinventer ? Pourquoi ?

Arnold Pasquier : C’est un « titre » des ateliers d’improvisations du tournage de Si c’est une île, c’est la Sicile (2013). Il s’inscrit dans ce projet d’invention d’une communauté secrète, idéal d’amour qui survit à la menace de sa disparition dans l’Utopie. Je conçois le cinéma comme une hétérotopie, création ici et maintenant d’un espace d’expérience. Oui, dans mes films, il s’agit d’amour, personne n’y échappe, personne ne meurt et les antagonismes sont théoriques. C’est bien le lieu d’une projection de ce qu’il pourrait y avoir de meilleur dans mon désir, dans ma vie. C’est pour cela, sans doute, que j’ai tant de mal à monter mes films, parce que je voudrais, idéalement, que tout ce que j’ai vu, tout ce que les acteurs m’ont donné soit restitué. C’est le problème que nous avons rencontré avec le projet de Si c’est une île... Comment faire un film d’une expérience ? Comment conserver l’émerveillement d’Arthur Eskenazi qui tombe amoureux de la grâce de Nedjma Merahi ? Le bonheur d’Hugo Godart à traverser un paysage de fiction? La découverte de la part des étudiants de l’école d’architecture de Paris/Malaquais que le projet se construit avec eux, grâce à eux ? Si je fais du cinéma, c’est pour cette invention d’un monde parallèle de fiction où tout serait plus beau parce que bien regardé.

ABLC : Le chef-d’œuvre : admiration, aveu de faiblesse ou de puissance ?

Arnold Pasquier : Le réalisateur ne peut pas commencer le projet d’un film sans être persuadé qu’il fera un chef-d’œuvre. C’est la condition pour s’y mettre, pour passer les obstacles, persuader le monde hostile de l’absolue nécessité de ce qui ne sera qu’un film parmi d’autres films, quelques images de plus dans un océan de signes perdus.

ABLC : Aimer ce qui nous quitte. D'où tes voyages ?

Arnold Pasquier : La phrase exacte c’est « quitter ce qui nous quitte », qui n’est pas de moi et j’en ai oublié la source. Tu as raison. Je l'ai transformée et peut-être j'en éclaire la polysémie : on peut lui donner un sens inquiet ou paisible. Tu cites à nouveau un des « titres » des ateliers de Si c’est une île, c’est la Sicile. Je ne suis pas sûr d’aimer « ce qui me quitte ». La rupture, si elle donne à penser, n’est pas aimable. Et les voyages ? Ah ! Les voyages... C’est autour d’eux que je construis ma vie. Ceux que j’ai fais, que je ferai et ceux que je désire. Il ne s’agit pas de feuilleter des guides touristiques pour connaître les vaccins recommandés et les plages naturistes du Guatemala, mais de me projeter dans un paysage que j’envisage comme une scène, la prochaine scène du prochain film. C’est aussi pour cela que je retourne dans les pays et les villes que je connais déjà ; il s’agit moins de planter des épingles sur la carte du monde que de vérifier le décor de la fiction, et parfois d’y tourner une scène. Je sais maintenant que je ne suis pas photographe mais que je fais en permanence des repérages. Le voyage est le moment où je pense le plus car tout fait cinéma dans une ville que je découvre, que j’arpente.

ABLC : Tu es (un peu) danseur. (Un peu) architecte. Mais il me semble que tu es (beaucoup) cinéaste. Ta singulière résistance et pugnacité font ton style. Quel est ce style ?


Arnold Pasquier : Je ne suis pas capable de parler de mon style, mais je m’interroge sur ce que tu nommes ma résistance qui est visiblement la forme que j’exprime dans mon travail. Car si je n’ai jamais infléchi, depuis mes 18 ans, ce projet de faire des films, ma résistance a été plus d’une fois mise à l’épreuve. L’histoire de mon cinéma, s’il fallait l’écrire, serait plutôt celle d’une perpétuelle inquiétude. Elle se renouvelle et change de place, s’attaque à de nouveaux objets mais elle est voisine de cet autre mouvement dont je ne connais pas l’origine qui me pousse à faire des films. Même si je conçois, mieux aujourd’hui qu’il y a 10 ans, que l’on puisse s’arrêter, un jour, de tourner.


ABLC : Comment composes-tu une image ?

Arnold Pasquier : 
Comme tout le monde. Tout le monde cadre et de plus en plus avec les téléphones portables. Il y a sans doute quelques signes reconnaissables : frontalité, symétrie, hauteur de la caméra en rapport à la taille de la personne filmée, une attention essentielle au visage. Je n’aime pas beaucoup les plongées, contre-plongées mais je n’en fait pas une règle. Je crois que je compose en fonction de l’outil que j’utilise et de la finalité du plan. Des considérations techniques, comme la taille de l’écran de contrôle, ou la nécessité d’être proche de l’acteur peuvent influencer la composition de l’image. S’il fait beau, si la pièce où je me trouve est petite, si j’ai une heure pour tourner un court métrage, cela détermine le plan de tournage. Il s’agit alors plutôt d’écriture : comment développer une séquence — après l’avoir imaginée — en action ? S’accommoder du réel, faire avec, se mesurer à l’espace où l’on tourne et aux corps des acteurs qui entrent et sortent dans le champ. C’est un moment assez intense et secret qui se déploie brièvement, une triangulation entre la scène, le lieu et la caméra. C’est pour cela que j’aime tant cadrer, pour trouver des solutions à de petites absences. Il n’y a rien et il faut faire apparaitre une scène. Je ne suis pas sûr de trouver toujours la bonne solution. Heureusement, il y a le montage.


ABLC : Est-ce difficile, le cinéma ?


Arnold Pasquier : Non. Ce qui est difficile, c’est de gagner sa vie, mais ce n’est pas propre aux cinéastes. Faire du cinéma, c’est trouver la juste distance entre son désir et le corps de l’autre, dans un endroit précis. Ce n’est pas très difficile, c’est comme embrasser ou faire l’amour. On essaye, c’est bien et pourtant on recommence toujours.


| Auteur : Clément Postec
| Artiste(s) : Arnold Pasquier

Publié le 05/02/2015