Eszter Salamon / Monument 0 : Hanté par la guerre

Lors de son dernier passage au Centre Pompidou en 2011, Eszter Salamon y donnait Tales of the Bodiless, voyage sensoriel où la musique, la lumière, l’espace, les voix attisaient ces fictions diffuses, flottantes, ayant comme points de convergence les corps mêmes des spectateurs, dans un dispositif complètement immersif. Pour sa nouvelle création, Monument 0 : Hanté par la guerre (1913 – 2013), première d’une série qui revient sur l’histoire du 20ème siècle à travers le prisme des danses populaires et tribales issues des cinq continents, la chorégraphe réinvestit les codes de la représentation classique. Le titre déjà semble imposer une configuration résolument frontale. Tout au long de la pièce, Eszter Salamon n’aura de cesse de déplacer l’endroit de cette frontalité, de l’exacerber, de la transmuter dans un implacable face à face.

Apparitions hantées

Emanation spectrale d’un inconscient scénique et sociétal hanté par des visions hagardes, un premier danseur est là, debout, au creux du plateau. Sa simple présence sème le doute sur les qualités cartésiennes de l’espace, met à mal les rapports spatiaux de perspective. Proche et lointain semblent définitivement se confondre, il évolue dans une zone d’indétermination où l’écartèlement du corps se propage des cuisses au plexus solaire, irradie jusqu’au bout des doigts. Masque blanc, col baroque serti de cauris, exosquelette peint sur le tissu qui épouse au plus près les formes de son corps, cette apparition incongrue active des pans d’imaginaire hétéroclites, qui s’entrechoquent à chaque mouvement, se chevauchent, entrent en friction. Le moindre de ses gestes déploie des cartographies insoupçonnables tout en se refusant farouchement aux certitudes.

Nous sommes encore sous l’emprise de sa vitalité fantomatique qu’il a déjà laissé place à une autre apparition. Imposante et agile, sa corporéité devient le théâtre fascinant d’un engagement physique qui sape de l’intérieur l’image, la sature de contradictions, déjoue les attentes d’une éventuelle assignation aux origines, y fait résonner des échos brusques, caverneux, brouillant le paysage.

Chacune de ses rotations entraine un basculement net des qualités de mouvement, d’intention, d’imaginaire, dans une évolution kaléidoscopique qui frôle l’extase. Explosante fixe aux pulsions fuyantes, cette autre danseuse nous entraine encore plus loin dans ce voyage erratique, trouble. Un sifflement sourd monte entre chaque apparition, il est toujours là, prémonition d’un acouphène dévastateur qui se laisse pressentir dans cet espace-temps entre le battement des images.

Avancée inépuisable et ressacs

Eszter Salamon déploie duos, trios, quatuors et quintets avant que les danseurs ne se retrouvent au complet sur le plateau. Il y va d’une progression imbattable, systématique, qui a quelque chose de l’entêtement inépuisable des vagues d’un océan. La montée en puissance est exponentielle qui mobilise la force combinatoire des unités et nous renvoie au vertige des grands nombres. Le contraste est saillant entre le souffle, les bruits du corps, la matière sonore viscérale, non-articulée, et l’aspect ordonné, martial, du rythme. Puisant dans un réservoir intarissable, parmi ces formes enfouies, refoulées, bannies par la modernité, la chorégraphe travaille l’endroit de l’innommable, dans une inscription à la fois fragile et insistante qui instille durablement sa toxicité et ronge, acide, les représentations dominantes.

Tel duo de masques exhale cette étrange sensation comme d’une remontée du fleuve d’Apocalypse Now vers un peuple fantasmé, caché au cœur de la foret primaire, tel trio avance des icones proto-krump, tel autre trio nous jette au cœur d’un rituel aborigène définitivement dépaysé.

Eszter Salamon nous a habitués à un travail très fin sur le ready-made chorégraphique. En 2001, Giszelle, pièce signée avec Xavier Le Roy, imaginait une danse des transitions et fondus enchainés, lovée dans les interstices. Monument 0 s’apparente à un acte de cannibalisme compulsif à partir d’images. A travers des chemins qui ne sont pas sans nous faire penser au Manifeste Anthropophagique, l’apprentissage et l’appropriation passent nécessairement par la digestion. Les danses guerrières – de résistance, de gloire ou de deuil – sont entretissées de manière pulsionnelle, radicale. Les connexions prolifèrent, complexes en termes de rythme, d’énergie, ou encore de régions du corps et de l’imaginaire.

Frontalité – l’insoutenable face à face

La frontalité impose chaque paysage avant de le ravaler, dans un ample mouvement de ressac. Les dépôts de ces irrésistibles avancées jusqu’au bord du plateau s’accumulent silencieusement. La pièce impose sa respiration régulière. Le rythme est implacable. Le régime du visible est rapidement saturé. Les danseurs semblent aimantés par une force impérieuse au foyer du dispositif, ils touchent comme en apnée son point aveugle. Un cri monstrueusement ralenti fait résonner ce qu’il y a de plus terrible dans chaque voix, sa charge de non-dits, son lot de tabous. Tout vole en éclats : des gros plans s’imposent, insoutenables, au plus près du public – des yeux détraqués dans les orbites, des dents prêts à broyer, des grimaces qui mobilisent des bouts de chair d’écorchés vifs sous la peinture qui découpe et creuse les visages. 

L’onde de choc est énorme, son souffle se propage dans l’obscurité qui enveloppe désormais l’espace. Fondu au noir donc, mais pas de soulagement possible. L’effet d’accumulation a été sciemment bâti. Nous étions pris dans la tenaille de ce face à face exacerbé, dans une situation de gène et d’inconfort : pourquoi toute cette violence ? à qui appartiennent toutes ces images hallucinées que les interprètes mettent en mouvement ? à partir de quel moment l’adresse de cette danse commence-t-elle à glisser vers le défi et la remise en question muette ? Cette plongée entraine une prise de conscience. En tant que spectateurs, nous sommes inexorablement ramenés à notre position passive et néanmoins ordonnée, à la fois esseulée et enrégimentée d’une certaine manière, de par la disposition même des rangées de fauteuils. Spectateurs devant la proposition d’une chorégraphe et de ses danseurs ? Devant l’histoire ?

Baron Samedi, regard de désolation

Il en a été trop dit sans que le moindre mot ne soit articulé. Le paysage change radicalement : le plateau est désormais un champ de morts. Derrière chaque date elliptique se tiennent, en nombre incalculable, les victimes des guerres, génocides et autres exactions atroces. La géopolitique et l’histoire sont remises à plat. Baron Samedi, puissante divinité Vaudou, énorme, lascif, provocant et nargueur sous son chapeau blanc et incongru de la « bonne société », fauche tout sur son passage, balaye la mémoire même. C’est une manière de rester débout, mais aussi de recommencer sans cesse, alors que certains conflits n’ont toujours pas connu leur résolution. Son dernier geste est un regard de désolation. Le cauchemar continue, ici ou là, ailleurs, parfois terriblement proche.

 


Crédits photos : Hervé Veronese

Publié le 00/00/0000